Critiques

Les Plouffe : Magistral portrait d’époque

© Stéphane Bourgeois

Il est rare qu’un spectacle attire une telle adhésion. Au sortir des Plouffe hier, s’agitait un public heureux, comblé par une production exceptionnelle signée Maryse Lapierre et Isabelle Hubert. En effet, comment transposer la fresque historique que Roger Lemelin a faite du Québec des années 1930-1940 ? Sans équivoque, les attentes ont été comblées, les doutes écartés. Les personnages iconiques de la Basse-Ville ont finalement grimpé la Pente Douce pour se retrouver sur une scène de la Haute-Ville.

Dans une structure en étagement avec escaliers et passerelles, encastrant la cuisine d’un logement classique du quartier Saint-Sauveur, avec ses portes et balcons, les personnages se déploient en une série de tableaux puissants… à travers la ville. Les quatorze comédien·nes se glissent avec fluidité dans les nombreux personnages de la saga québécoise, portrait d’époque qui va bien au-delà du quartier et de la ville. À travers les truculents personnages des Plouffe, Lemelin nous propose une lecture anthropologique de Québec. On retrouve avec joie, comme revitalisés, tous les personnages du célèbre roman.

© Stéphane Bourgeois

Avec le recul, cette pièce devient un outil historique et sociologique pour comprendre le cheminement des Québécois vers leur autonomie et leur indépendance. La rage de Théophile, l’anticléricalisme, la défense des travailleurs et du fait français, le ressentiment contre les Anglais, l’attraction des États-Unis dont l’ouverture d’esprit passe par un pasteur protestant. Puis l’ébranlement historique avec la visite du couple royal, la conscription, la guerre où Guillaume, l’éternel adolescent, deviendra tueur d’hommes, arrachant brutalement sa mère Joséphine au cocon familial étouffant qu’elle tente de préserver avec un pitoyable acharnement. Les débats sociétaux de l’époque sont abordés par Lemelin. Et l’adaptation théâtrale de Hubert, en focalisant sur l’essence du propos, donne une lecture très actuelle de la répétition de l’histoire. Les questions incarnées par les protagonistes ont toujours la même résonnance : la place de la religion, l’effritement de la langue, la peur de l’étranger, le repli sur soi, l’indifférence à la politique, le cynisme ambiant…

Une production remarquable

Les Plouffe est une production extraordinaire. On ne lui trouve pas de failles. Toute la distribution est remarquable de justesse, offrant des tableaux d’une prégnance inouïe : la scène du petit opéra qu’Ovide donne à sa famille est un morceau d’anthologie. Tous les personnages y tiennent une place énorme, du pianiste à Onésime qui s’endort de lassitude, en passant par l’attraction érotique entre Rita et Guillaume sous le nez d’Ovide qui chante Paillasse. Une pure merveille ! Les tableaux de groupe laissent croire qu’ils sont des milliers : au défi des anneaux, au lancer inaugural du match de baseball, lors de la visite royale… La présence soutenue et concentrée des interprètes ne laisse aucun fil dépasser. Dans un rythme soutenu d’un tableau à l’autre, les comédien·nes jouant les caméléons sans jamais heurter notre perception, le public est happé par la scène. On rit avec Napoléon, on pleure avec Joséphine, on rage avec Théophile, on se révolte avec Denis Boucher, le jeune journaliste idéaliste.

Stéphane Bourgeois

La rigueur et la précision dans le jeu, les déplacements, les silences éloquents des uns devant le discours des autres, le passage subtil dans les aires de jeu, définies par un détail du texte ou d’un geste, rien n’est laissé au hasard. Rare symbiose de la scénographie et des interprètes qui donne à l’ensemble une unicité de ton impeccable. Autant l’adaptation pour le théâtre (Isabelle Hubert), la scénographie (Marie-Renée Bourget-Harvey), l’environnement sonore (Viviane Audet, Robine-Joël Cool, Alexis Martín), que la mise en scène (Maryse Lapierre) concourent à soustraire cette production à la tyrannie du temps. Les deux heures vingt du spectacle passent en un claquement de doigt.  Nous souhaitons longue vie à cette production magistrale qu’il faut courir voir sans faute.

Les Plouffe

Texte : Roger Lemelin. Avec emprunts à l’œuvre de Roger Lemelin et Gilles Carle. Adaptation théâtrale : Isabelle Hubert. Mise en scène : Maryse Lapierre. Assistance à la mise en scène : Gabrielle Arseneault. Scénographie : Marie-Renée Bourget-Harvey. Costumes : Sébastien Dionne. Musique et environnement sonore : Viviane Audet, Robin-Joël Cool, Alexis Martin. Éclairages : André Rioux. Maquillage : Marjorie Hardy. Distribution : Maxime Beauregard-Martin, Frédérique Bradet, Robin-Joël Cool, Alexis Déziel, Jacques Girard, Jean-Michel Girouard, Alex Godbout, Marie-Ginette Guay, Renaud Lacelle-Bourdon, Alice Moreault, Mary-Lee Picknell, Gilles Renaud, Nicolas-Frank Vachon, Sarah Villeneuve Desjardins. Coproduction du Trident et du Théâtre Denise-Pelletier, au Grand-Théâtre de Québec jusqu’au 8 février.