Critiques

Pour qu’il y ait un début à votre langue : Requiem pour la joie

© Dylan Sheper

Dans la plus récente création du théâtre Jésus, Shakespeare et Caroline, il y a la rage adolescente et la poésie fulgurante de Du mercure sous la langue, de Sylvain Trudel. Mais il y aussi beaucoup de Steve Gagnon, de ses envies d’affranchissement, de sa croyance ferme en l’amour qui sauve tout et de sa propension à faire du théâtre un rituel païen et échevelé.

Au centre de l’espace scénique, campé entre deux blocs de gradins qui se font face, se trouve un lit. Puis le corps de Frédéric (touchant Frédéric Lemay), qui le lâche à cause de la maladie, et les gestes bienveillants de la préposée (excellente Claudiane Ruelland) qui prend soin de lui. À ses parents et sa grand-mère qui viennent le visiter et l’assommer de mots, comme des apparitions névrosées, il répond par un silence imperturbable.Il revit, dans ses rêves agités, un drame qui s’est joué des années plus tôt. Son ami Wilson (Jonathan Saint-Armand), né au Kenya et élevé dans la banlieue québécoise, tentait d’étourdir son mal de vivre par des plans d’évasion et de terre promise, avant de sombrer dans l’autodestruction. Cette idée de vivre devant le Kilimandjaro, plutôt que devant un vulgaire Jean-Coutu, sera d’abord galvanisante pour les deux jeunes hommes qui aspirent à une vie différente de celle de leurs parents. Mais leur quête de sens deviendra de plus en plus en glauque et sanglante. Dans ses rituels bien arrosés d’adolescents furieux, Odile (Pascale Renaud-Hébert, dont le ton épouse tellement bien les répliques caustiques et bien tournées qu’on dirait presque qu’elle les a écrites elle-même) agit comme la voie de la raison — et aussi, est celle qui aurait pu tout sauver.

© Dylan Sheper

Ça crie copieusement. Le texte est martelé, martelé, martelé, comme ces pensées qui taraudent et qui frustrent lorsque l’essentiel — la joie, l’amour, le sentiment de vivre pleinement — sont étouffés. On touche à plusieurs moments de la pièce un désespoir si profond qu’il en est étouffant. Le théâtre de Steve Gagnon, qui signe le texte et la mise en scène, n’est pas un théâtre qui berce et qui conforte. C’en est un qui bouscule et qui agresse, souvent, mais c’est ce qui rend les moments lumineux (et les phrases à la poésie belle et rude) plus précieux.

L’interprétation a quelque chose de la performance. Les amis de Frédéric se tiennent dans les rangées de bancs qui sont en bordure de la scène. Ils y grimpent, même, créant une arène, un lieu d’affrontement. Les personnages se rendront tous, à un moment ou à un autre, à un micro. Pour dire plus fort, pour affirmer, pour déclarer. Plus la pièce avance et plus les débris jonchent le sol : les sacs de plastique de magasins de la grand-mère (Linda Laplante), la vaisselle de plastique de la mère (Nathalie Mallette, qui campe parfaitement la mère hideuse, déformée par le regard de son fils), du macaroni cru, du sable, du liquide rouge.

On est touché par l’état de Frédéric, qui glisse vers la mort sans avoir vécu la vie dont il rêvait farouchement. Dépité de voir ses parents si tordus par leur absence de courage et de bonheur. Ému par Claudiane Ruelland et Pascale Renaud-Hébert, si justes. On comprend mal, toutefois, la descente aux enfers de Wilson et le rôle de la grand-mère, dont la maladresse technologique et les achats compulsifs sont presque anecdotiques.

On retiendra le conte africain, raconté par Richard Thériault, qui joue le grand-père, et qui dit que la vie peut être une série de hasards surprenants et merveilleux, et pas seulement une suite de hasards cruels qui n’ont aucun sens.

© Dylan Sheper

Pour qu’il y ait un début à votre langue

Texte et mise en scène : Steve Gagnon. Assistance à la mise en scène : Émilie Lafortune. Avec Linda Laplante, Frédéric Lemay, Nathalie Mallette, Daniel Parent, Pascale Renaud-Hébert, Claudiane Ruelland, Jonathan Saint-Armand et Richard Thériault. Décor : Estelle Charron et Marie-Renée Bourget Harvey. Lumière : Julie Basse. Costumes : Estelle Charron. Musique : Uberko. Une production du théâtre Jésus, Shakespeare et Caroline présentée au Périscope du 21 au 25 janvier 2020.