Entrevues

Résidences de création : deux réflexions sociales à l’heure du confinement

© Atwood

Alors que les salles de théâtre de Québec sont fermées au public, des créateurs et créatrices en résidence continuent de réfléchir aux œuvres qui habiteront nos scènes dans les années à venir. Au Théâtre La Bordée, Samuel Corbeil poursuit sa cueillette de témoignages et l’écriture de Majorité 2070, tandis qu’au Périscope, Lé Aubin et l’équipe de Vivarium(s) consolide un premier projet théâtral queer.

En résidence toute l’année au théâtre de la Basse-Ville, Samuel Corbeil s’est lancé dans une vaste entreprise : faire parler des jeunes adultes sur ce qu’ils et elles souhaitent ou appréhendent de l’état du monde dans 50 ans, quand ils et elles auront des cheveux blancs et l’âge de la retraite. Ces propos serviront à construire, à travers des monologues portés par des comédien·nes âgé·es, Majorité 2070, une pièce de théâtre de science-fiction. « Je suis un anxieux, je suis super inquiet par rapport à l’avenir, j’avais envie de confronter mon point de vue avec celui d’autres », indique Samuel Corbeil. Après avoir échangé avec des jeunes de son entourage, l’auteur — qui étudie aussi en sociologie — s’est entretenu avec ceux et celles qui fréquentent le Carrefour d’Action Interculturelle, un organisme de soutien aux nouveaux arrivants et nouvelles arrivantes. « Rapidement, la conversation déviait sur la santé mentale, sur les liens avec les autres, sur la difficulté qu’il y aura, si on est moins proche de nos familles, à pouvoir mener notre vie du confort de notre maison. »

En 2019, bien avant la COVID-19, certain·es entrevoyaient déjà une pandémie mondiale, « on parlait de la crainte des villes, de ce projet d’avoir une cabane dans un paysage isolé et d’être autosuffisant », note Samuel Corbeil. Une participante anticipait toutefois le lien privilégié qu’elle pourrait avoir avec sa petite-fille, une autre envisageait d’être sage-femme, dans un futur où la façon de mettre des enfants au monde pourrait être complètement transformée par les bébés-éprouvettes et les grossesses extra-utérines.

Si sa démarche est d’abord documentaire, Samuel Corbeil fera ensuite basculer les témoignages dans la fiction. « Je suis un peu tanné des slogans réconfortants, lance-t-il. Je crois qu’on a besoin de réfléchir et d’être lucide, ce qui est beaucoup plus mobilisant, et je veux montrer une vision où ça n’ira pas bien et où l’action sera nécessaire. » On peut avoir un aperçu du ton qu’aura sa pièce en regardant le court-métrage qu’il a tourné avec le comédien Jack Robitaille.

« Le futur n’aura pas lieu », dit d’abord le personnage, aux abords d’un tunnel de train bariolés de graffitis, au milieu des arbres. « J’essaie de conserver un espace pour parler à voix haute, avec économie, et dire pour le faire exister :  j’ai déjà eu 18 ans, j’ai déjà fait l’amour, j’ai déjà été touché par une toile dans un musée  », conclut-il, face-à-face avec un drone vrombissant, sur une scène, devant des sièges vides.

Même si l’art numérique pourrait s’intégrer au projet, la prise de parole devant un public présent dans la salle demeure primordiale pour l’auteur, qui signera aussi la mise en scène. La présentation de la pièce ayant été repoussée à l’an prochain à cause de la pandémie — et l’effet de l’année 2020 sur les esprits ne pouvait pas être ignoré — il compte profiter de l’année pour continuer de recueillir des témoignages qui nourrissent Majorité 2070.

Lé Aubin © Éva-Maude TC

Vivarium(s) : le fond en attendant la forme

Lé Aubin devait passer une partie du mois d’octobre à élaborer un parcours déambulatoire dans et aux abords du théâtre Périscope pour tester la première mouture de Vivarium(s) auprès du public. Une étape de création qui « devra malheureusement être reportée à un prochain déconfinement », annonce l’amiral du projet. « Je ne trouvais pas le sens qu’il y aurait à créer une installation à l’intérieur et à l’extérieur du théâtre si on ne pouvait pas y accueillir du public », note-t-il.

Le grand déploiement prévu a donc été remplacé par trois jours de travail, où les membres de l’équipe de création, qui font tous et toutes partie de la communauté LGBTQ+, discuteront et témoigneront. « C’était important pour moi que ce soit tous des gens qui aient eu dans leur vie à se questionner par rapport à leur identité sexuelle ou de genre, des gens qui ont eu à remettre en question la norme établie », explique Lé Aubin, dont les théories queer ont nourri la propre introspection. « À partir du moment où, pour moi, un champ des possibles s’est ouvert quant à mon identité de genre, j’étais vraiment à la recherche d’une communauté queer à Québec. Dans le milieu du théâtre, je ne la trouvais pas. J’ai voulu créer un noyau créatif avec qui je me sentirais à l’aise et stimulé pour amorcer ce travail-là. »

Les échanges seront enregistrés, pour que le son et les images puissent être utilisés comme matériel pour la trame sonore ou dans des projections, intégrées à la scénographie.

Placé·es dans des vivariums (d’où le titre), les interprètes seront exposé·es au regard des spectateurs et spectatrices. La tension entre ce qu’il faut accepter de dévoiler (voire sacrifier) de son intimité pour pouvoir être fier, fière et visible était au cœur de la démarche. « Je trouvais intéressant de mettre le public face à des réalités différentes de la norme et de le questionner sur ce qui est intrusif, parfois, dans sa manière d’aborder ces sujets-là », explique Lé Aubin. « Même si ça part souvent d’une bonne intention, il y a beaucoup de microagressions. Sans que ça prenne un ton éducatif ou moralisateur, je veux parler de ça, dans l’humour et l’ouverture. »

Aller vers d’autres arts et confronter ses comportements acquis constitue l’ADN de la jeune compagnie Kill ta peur, à qui l’on doit aussi Amour Amour et La Fille qui s’promène avec une hache. Vivarium(s), inspirée de l’installation et de la performance, appelle un théâtre dépourvu de personnages et de répliques. « Je ne crois pas que je vais écrire de texte, j’ai plutôt envie que ce soit multidisciplinaire, que le public se sente comme s’il était au musée, d’aller chercher le type d’écoute qu’on a lorsqu’on va voir une exposition », indique Lé Aubin.

Si l’on peut toujours creuser davantage la recherche que l’on fait pour un projet — le travail sur le fond — explorer la forme demeure une étape de création primordiale pour la compagnie, qui devra reporter son LabOuvert à une date à déterminer.