Entrevues

Jeunes compagnies de théâtre et pandémie : Quatre nouveautés de la relève à Québec

© Marion Desjardins

Les calendriers sont bouleversés, les théâtres fermés et, pendant ce temps, les créateurs et créatrices développent des stratégies prenant compte des contraintes. Voici la genèse de trois pièces inscrites dans l’air du temps : contamination des écosystèmes et menaces pour l’humanité, nouveaux langages dans les médias sociaux associés à un reformatage du réel, portrait féministe transhistorique menant des sorcières d’hier aux migrantes d’aujourd’hui. Et, comme nouveau lieu de laboratoire : la Charpente des fauves.

L’Usine

Laura Amar, dont le premier texte porté à la scène, Nikki ne mourra pas, avait fait forte impression, profite du confinement pour travailler son second ouvrage : L’Usine. Présenté au Festival du Jamais Lu Québec en novembre 2019, L’Usine est une dystopie où Joseph et Joséphine se trouvent en situation de survie dans une ville qui se désagrège. Le couple tente de se reconstruire, malgré la maladie et les chocs post-traumatiques, devenant ainsi une poche de résistance dans cet univers apocalyptique.

Un laboratoire à Premier Acte en décembre portera sur le travail corporel. Les deux personnages étant doublés sur scène par un danseur et une danseuse (Jean-François Duque, qui signe aussi la chorégraphie, et Léa Ratycz Légaré), on y explorera l’intégration du mouvement comme extension ou contrepoint poétique et symbolique au délitement de la ville et de ses habitant·es : corps malades, perte de mémoire, refus d’enfantement… Au printemps, une seconde résidence sera consacrée à la mise en scène et à l’intégration dramaturgique.

Alors que l’écriture de la pièce était terminée en 2019, la pandémie vient en quelque sorte s’infiltrer dans le projet en le modulant de l’intérieur, dans sa forme scénique (intégration de masques, distanciation physique, etc.) et dans le texte.

Le Centre de tri

Gabrielle Ferron devait jouer dans une production du Trident cet automne. Elle devait ensuite mettre en scène sa première pièce Aime-moi parce que rien n’arrive en février 2021 à Premier Acte. En forçant le report de ces deux productions, la deuxième vague du coronavirus est venue annuler sa saison.

Elle s’est alors consacrée au Centre de tri avec l’Apex Théâtre, collectif qu’elle a fondé en 2017 avec Lauren Hartley et dont l’objectif est de produire « un théâtre ancré dans la pensée numérique, c’est-à-dire dans les changements de mentalités apportés par les nouvelles technologies dans notre société. », explique-t-elle.

« Le Centre tri est un processus multidisciplinaire qui porte sur la prise de parole et les langages à l’ère des réseaux sociaux ». L’idée étant de prendre un pas de recul face aux impacts sociaux de ces nouvelles façons de communiquer, autant sur le fond que dans la forme. Comment ces langages deviennent-ils une autre manière de traduire le monde ? « Nous voulons réfléchir sur les grands bouleversements que nous vivons présentement. Par exemple, sur la montée des théories conspirationnistes. », soutient Gabrielle Ferron. Elle et son équipe abordent ces sujets avec un regard qu’elle veut neutre, à partir du matériel recueilli dans les phases un et deux du Centre de tri, soit un laboratoire ouvert au public en décembre 2019, qui portait sur la polarisation des discours dans les réseaux sociaux, suivi d’une installation interactive dans le hall du Périscope.

Par sa thématique, ce projet est aussi le lieu d’une recherche sur la forme théâtrale où le public est la fois spectateur et producteur de contenu. En effet, la phase trois, Le Centre de tri 2.0 Fossiles, sert à écrire un canevas de mise en scène, qui portera sur les traces numériques qui restent sur la toile. Le matériau sera fourni par un public d’une quinzaine de personnes en salle et d’autres en ligne.

Ce processus situé entre théâtre immersif, installation et communication web vise à recréer l’expérience, à la fois individuelle et collective, des réseaux sociaux, dans une ambiance de laboratoire des années 1980. Dès le départ, il faut repenser le théâtre à l’ère du numérique, dit-elle, tout en affirmant que les gens de théâtre veulent ramener le public dans les salles : « Le théâtre est maintenant plus nuancé qu’avant. C’est désormais un lieu de réflexion et de discussion. Puisque nous sommes la dernière génération préfacebook, il est important de le faire ensemble, par un théâtre qui chevauche les deux mondes. »

La Chevalièr∙e errante : Hormigas et autres projets

Membre fondatrice des Reines, qui préparaient une tournée pour .ES — Chapitre 1 – Soi, interrompue par le confinement de mars 2020, Natalie Fontalvo a mis en branle trois autres projets avec sa toute nouvelle compagnie La Chevalièr∙e errante (2019). Une première résidence en mars, en collaboration avec Karine Ledoyen à la Maison de la danse, portait sur un texte inspiré d’Antoine et Cléopâtre de William Shakespeare adapté par Tiago Rodrigues. Une autre autour du spectacle multidisciplinaire Le Vieil Homme et la mer : au-delà des mots, inspiré d’Ernest Hemingway, devait avoir lieu à la Maison de la littérature. Comme ce projet a été deux fois repoussé, elle a décidé de s’offrir un premier laboratoire à la Charpente des fauves, structure dont nous parlerons plus loin.

Présentement en résidence à Premier Acte, Fontalvo se consacre donc à la mise en scène de son texte Hormigas, « une dystopie politique, campée dans un univers apparenté au réalisme magique », dit-elle. Hormigas fait ressortir la spiritualité des sorcières, plutôt que l’ésotérisme, mais tisse aussi un lien entre leur persécution de jadis et la fermeture d’aujourd’hui face à l’immigration. En phase avec l’actualité américaine où des suprémacistes blancs et blanches armé·es sèment la peur dans les villes. La structure de la pièce repose sur le pentacle des sorcières : « Cinq attributs de la sorcellerie, cinq moments historiques de la chasse aux sorcières, cinq fragments d’une fuite. La rencontre de plusieurs triangles qui forment une étoile. » Une des protagonistes est une immigrante, comme l’auteure, et c’est par elle que l’on passe des herboristes redoutées du Moyen Âge aux migrantes modernes.

L’exploration sera complétée en mai prochain par un travail en salle. Ces laboratoires permettront d’intégrer les contraintes de distanciation et de masque dans cette ambitieuse production avec trois interprètes, un chœur de quatre femmes et un autre de deux hommes. Avec l’aide de Mélissa Merlo, qui en est à sa première mise en scène, elles pourront alors valider la faisabilité du projet. Comment travailler la proximité des corps, pour les comédien·nes et les chœurs ? Est-ce que la dramaturgie en sera altérée ? La pièce pourrait ne pas être présentée, si elle ne passe pas le test. En espérant que les hormigas (fourmis) ne viennent pas gruger les artistes, comme dans la dernière scène de Cent ans de solitude, livre mythique de son célèbre compatriote Gabríel Garcia Márques, où elle a emprunté cette symbolique des fourmis.

La Charpente des fauves

Un nouvel espace multifonctionnel a vu le jour en catimini au mois de septembre, rue Christophe-Colomb. Il s’agit de la Charpente des fauves, située dans la défunte Maison Jaune, centre d’art dédié à la formation en théâtre et en arts visuels. Le Théâtre Astronaute (Émile Beauchemin, Geneviève Caron et David Boily) et quelques complices ont investi les lieux pour y installer un incubateur pour le théâtre et autres projets interdisciplinaires. Ils et elles ont transformé l’ancien petit théâtre en un cube noir, un espace ouvert pourvu d’outils technologiques. Pour l’instant, la Charpente des fauves est en rodage, il s’agit de valider sa capacité de soutien à la création, de lieu de rencontre, d’espace de cotravail. Beauchemin et son équipe croient que ce lieu est indispensable pour les créateurs et créatrices d’art vivants, qui ont un urgent besoin de semblables espaces pour explorer librement leurs intuitions. « … On honore la mémoire des fauvistes de la peinture, explique-t-il. À l’image de ces artistes, dont on dit que l’audace a libéré la couleur, La Charpente des fauves espère libérer les forces brutes des arts vivants », dans une structure souple et fluide qui permettra l’exploration du chaos créatif.

Dans ce survol partiel de qui se trame en sourdine, il est rassurant de constater que les jeunes artistes gardent le cap et consacrent leur énergie à sortir de la crise actuelle. Lorsque la pandémie sera jugulée, ils et elles seront derrière la porte, prêts et prêtes à monter sur la scène des arts vivants. Grâce à ces quatre projets seulement, plus d’une quarantaine d’artistes continuent à faire ce qu’ils et elles font de mieux, à savoir interroger le monde par un échange symbolique toujours remodelé. Espérons que leur situation financière leur permettra d’aller jusqu’au bout de cette injection de l’art dans la vie collective.