Entrevues

Compagnies de théâtre et pandémie : Ode au temps

© Bruno Guérin

Si ce n’est que d’une trêve de quelques semaines à l’automne, les salles de spectacles sont fermées au public depuis près de dix mois. L’attente se fait longue, mais, derrière les portes closes, le théâtre n’est pas mort. Au contraire, il résiste et bouillonne : c’est notamment le cas du Théâtre PÀP et du Nouveau Théâtre Expérimental (NTE), dont le travail se fait, en grande partie, à l’ombre des regards.

À défaut de pouvoir jouer leurs pièces devant des spectateurs et des spectatrices, les compagnies de théâtre semblent plutôt avoir profité du temps précieux qui s’offraient à elles pour plonger tête première dans une création plus lente et réfléchie.

Le PÀP, fondé en 1978, dont la direction artistique est assurée par Patrice Dubois, lequel partage de plus la tâche de codirection générale avec Julie-Marie Bourgeois, est en résidence au Théâtre de Quat’Sous depuis 2017 et compte tirer parti de cet atout. Depuis le 14 décembre, l’équipe a élu domicile entre les murs du « plus petit des grands théâtres », comme se plaisent à le nommer ceux et celles qui y œuvrent, pour mener une série de laboratoires créatifs autour de divers projets en cours d’élaboration : «  Le but, c’est aussi de donner du temps de réflexion et de création aux concepteurs et aux conceptrices [éclairage, son, vidéo] puisqu’ils et elles ont toujours l’habitude de travailler dans des délais de production très serrés », explique Bourgeois.

Le PÀP a pris la décision d’abandonner toute possibilité de représentation en janvier, pour éviter les déceptions éventuelles et l’énergie perdue à monter un spectacle en vain : « Quand tu es artiste, tu donnes tout ce que tu as pour aller au bout de ton show, pour l’amener le plus loin possible et pour dépasser tes limites à toi aussi, mais lorsque tu ne sais pas quand est-ce que tu vas pouvoir aller au bout du projet, c’est tellement déprimant, on voulait à tout prix éviter ça. » ajoute la codirectrice générale. Par exemple, L’Art de vivre, une pièce écrite par la jeune dramaturge Liliane Gougeon Moisan, était prévue au programme de l’hiver 2021, mais s’est transformée en un nouveau laboratoire créatif où la scénographie et la conception vidéo seront plus développées. Un texte de Jean-Philippe Baril Guérard et un autre de Maxime Brillon seront, eux aussi, l’objet d’ateliers de créations.

Parallèlement aux explorations de janvier, le PÀP mène depuis cet automne, comme première phase d’un prochain spectacle, une série de tables rondes virtuelles intitulée Radio-ressources. C’est L’Ensemble, une troupe d’artistes fondée par la compagnie il y a de cela un an et demi, qui se rassemble autour de la question de région-ressource. À chaque épisode, diffusé sur la plateforme Station SCENIC, le groupe montréalais se joint aux citoyen·nes d’un autre territoire et tente, par la parole et le regard de ceux et celles qui l’habitent, de comprendre la vie de cette communauté, la manière dont se tissent les liens entre les individus et le rapport qu’ils et elles entretiennent avec la fameuse ressource :  « C’était important pour nous de ne pas regarder les autres régions avec notre vision de Montréalais·es, mais d’aller à la rencontre des autres communautés, d’entendre leur propre voix. » dit Bourgeois.

© Daniel Brière

L’importance du vivant

Le PÀP n’est pas seul à utiliser à bon escient la surabondance de temps qu’apporte le confinement ; il en est de même pour le NTE, fondé en 1979 et maintenant dirigé par Alexis Martin et Daniel Brière : « Curieusement, on travaille énormément ces temps-ci. Paradoxalement, la pandémie nous aura permis et donné les moyens de penser plus profondément ce que l’on fait, d’aller encore plus loin dans les œuvres » explique Martin.

Le NTE, ayant pignon sur rue à l’Espace libre, avait au programme, à l’automne, Entends-tu ce que je te dis ? Kouté mwen titak !, une coproduction avec la compagnie martiniquaise Tropiques Atrium Scène nationale. « La rencontre avec les artistes martiniquais·es était vive. Nous n’avions pas envie de perdre ce lien précieux et nous voulions faire travailler nos artistes », raconte Brière. La pièce s’est donc transformée en projet cinématographique filmé à distance : « On s’est dit, pourquoi ne pas explorer ensemble cette nouvelle forme qui se trouve à être, au final, un objet assez théâtral ! »

Bien que la compagnie ait fait preuve d’ingéniosité en adaptant sa production d’automne et que les théâtres vides se sont métamorphosés en résidences de création quasi permanentes, les directeurs artistiques du NTE sont catégoriques : les spectacles se font avec et pour le public en chair et en os, l’art vivant ne pourra jamais être remplacé par les écrans : « Celui ou celle qui est sur scène est dans le même présent que le public, dans la même salle, et lorsque la pièce sera terminée, il ou elle va sortir et goûter au même air, ressentir la même température : il y a une continuité de la vie, sans rupture, et on entre en connexion avec les artistes sur scène comme si l’on faisait partie de la même communauté. Le lien ne se brise jamais puisqu’il s’est créé dans le réel », soutient Martin.

L’espoir de pouvoir jouer devant un public et de recréer ce lien d’intimité inhérent aux arts vivants anime les deux artistes et décuple l’énergie qu’ils déploient pour élaborer les projets de la nouvelle année. Fidèles à eux-mêmes, ils se lancent dans une autre collaboration, cette fois-ci avec les productions Ondinnok. Ils mettront en scène L’Enclos de Wabush, un texte du poète Louis-Karl Picard Sioui. Cette année, le NTE comme le PÀP ne se sont pas tus, malgré l’absence de dialogue entre la salle et la scène qui pèse de plus en plus. Espérons pouvoir bientôt assister au fruit de leur travail sur place, « partager le même système nerveux » et vibrer ensemble, d’un seul souffle, heureux et heureuses de pouvoir enfin être au théâtre !