L’isolement et la distance entre les un·es et les autres font exponentiellement partie de notre quotidien, et le milieu théâtral n’y fait pas exception. Les compagnies de créations prolifiques Ex Machina et Sibyllines nous ont fait part de leurs impressions sur la situation actuelle et de leurs inquiétudes quant à la suite des choses : le monde des arts vivants change et une réflexion sur l’avenir s’impose.
Le metteur en scène, dramaturge et comédien Robert Lepage accuse les impacts du confinement sur son travail et les changements qui en résultent : « La nature de notre art, c’est le contact avec l’autre, le travail d’équipe et de collaboration. Nos rencontres sont les propos principaux de nos œuvres et, en ce moment, on dirait qu’il y a une partie de notre cerveau qui n’est plus utilisée. » Directeur artistique et fondateur d’Ex Machina, Lepage a érigé sa méthode de création sur le partage des connaissances, des points de vue et des différentes cultures. Depuis l’arrêt des voyages à l’étranger, les fondements du travail de la compagnie se sont vus complètement chamboulés : « On avait trouvé une dynamique, qui était d’inviter les artistes dans notre monde, et d’aller travailler dans leur univers à eux et elles également. Les déplacements entre pays faisaient partie de la création », explique-t-il.
Depuis bientôt un an, la méthode de travail la plus simple reste la recherche en solitaire, une première pour l’artiste : « Je lis beaucoup, je regarde des documentaires, je n’ai jamais fait autant de recherche de ma vie ! Je me rends compte qu’il y a du bon à prendre son temps dans l’élaboration des projets, en amont des répétitions. »
S’il y a bien une chose que la pandémie a indéniablement inhibée, c’est la spontanéité des contacts et des rencontres de groupes. Bien que Lepage se surprenne à apprécier cette étape de documentation prolongée, il y a un côté instinctif qui vient avec le travail à plusieurs qui manque terriblement à la compagnie : « Normalement, on s’assoit, une dizaine, autour d’une table, et on partage notre recherche, nos idées. C’est une succession de références croisées qui ne sont jamais apportées méthodiquement, mais plutôt de manière intuitive, et il y a une qualité dans ça, on aime ne pas expliquer et ne pas justifier les choses. » Les artisan·es d’Ex Machina se sont donc adapté·es, n’ont pas laissé tomber leurs projets, mais cela ne pourra pas continuer ad vitam aeternam, puisque l’essence des spectacles, amputés d’une spontanéité fondamentale, s’en verrait dénaturée. Pour Lepage, le verdict est clair : « Dans un contexte de pandémie, la création collective est pratiquement impossible ».
Penser au futur, malgré tout
Chez Sibyllines, fondée et dirigée par l’autrice et metteuse en scène Brigitte Haentjens, le premier défi a été d’adapter Pour en finir avec Octobre ?, un spectacle qui était prévu cet automne et qui coïncidait parfaitement avec le cinquantième anniversaire de la crise d’octobre : « On ne voulait absolument pas manquer notre momentum, alors on a dû refaire au moins huit fois le spectacle, mais on a réussi à le transformer en un objet dématérialisé dont on est fiers et fières. En en faisant un podcast, on a même eu l’impression d’être allé·es encore plus loin dans ce qu’on voulait dire ! » explique Xavier Inchauspé, directeur général de la compagnie. Conçue par Haentjens et Sébastien Ricard, l’œuvre audio, divisée en plusieurs épisodes, creuse cet évènement majeur de l’histoire du Québec à l’aide de différentes voix (dont celle de Robert Lepage) et d’explorations musicales et sonores. En métamorphosant un projet à l’origine éphémère en une série disponible en baladodiffusion, l’idée de rendre la durée de vie des spectacles plus grande s’est immiscée chez Sibyllines : « On s’est mis à se demander : comment est-ce qu’on peut penser et amplifier l’écho de nos créations, au-delà du modèle classique d’une vingtaine de représentations seulement ? » raconte Inchauspé. Cet hiver, par exemple, la compagnie travaille sur la mise en son de La Bibliothèque interdite, créé en 2015.
Au-delà de l’exploration numérique, Xavier Inchauspé mentionne également la manière dont les arts vivants pourraient être diffusés : « Tout le monde, en ce moment, est en mode » recherche et laboratoire « , il y a donc, étrangement, une pénurie d’espace. Et ce sera pire lorsque les salles vont pouvoir rouvrir : il n’y aura pas assez de place pour tous et toutes et il va y avoir des shows programmés pour dans cinq ans ! » Pour les concepteurs et les conceptrices, imaginer des scénographies sans savoir où et quand la pièce sera jouée est un exercice difficile. Le directeur général soulève l’idée de faire plus de tournées dans les festivals, de faire durer dans le temps et dans l’espace les spectacles plutôt que de les présenter rapidement, comme des petites bombes. Dans tous les cas, rien ne pourra rester comme avant : « Il faut penser à long terme et se mettre à réfléchir à une nouvelle manière de faire pour réussir, collectivement, à s’en sortir. ».
La collaboration que Xavier Inchauspé espère, et dont Robert Lepage ressent cruellement l’absence, se situe au cœur de la démarche artistique de leurs compagnies respectives. La force du groupe y prime, malgré l’immense sentiment de solitude qui plane sur le milieu théâtral (et sur le monde entier, disons-le) depuis presque un an. Le théâtre est et restera, au-delà de l’isolement, un art de partage et de rassemblement. Entre créateurs et créatrices, mais aussi entre les publics d’ici et d’ailleurs. Les pièces s’écrivent à plusieurs et le dialogue ne s’est pas éteint, il attend et il est prêt, dès que la possibilité poindra, à être rallumé.
L’isolement et la distance entre les un·es et les autres font exponentiellement partie de notre quotidien, et le milieu théâtral n’y fait pas exception. Les compagnies de créations prolifiques Ex Machina et Sibyllines nous ont fait part de leurs impressions sur la situation actuelle et de leurs inquiétudes quant à la suite des choses : le monde des arts vivants change et une réflexion sur l’avenir s’impose.
Le metteur en scène, dramaturge et comédien Robert Lepage accuse les impacts du confinement sur son travail et les changements qui en résultent : « La nature de notre art, c’est le contact avec l’autre, le travail d’équipe et de collaboration. Nos rencontres sont les propos principaux de nos œuvres et, en ce moment, on dirait qu’il y a une partie de notre cerveau qui n’est plus utilisée. » Directeur artistique et fondateur d’Ex Machina, Lepage a érigé sa méthode de création sur le partage des connaissances, des points de vue et des différentes cultures. Depuis l’arrêt des voyages à l’étranger, les fondements du travail de la compagnie se sont vus complètement chamboulés : « On avait trouvé une dynamique, qui était d’inviter les artistes dans notre monde, et d’aller travailler dans leur univers à eux et elles également. Les déplacements entre pays faisaient partie de la création », explique-t-il.
Depuis bientôt un an, la méthode de travail la plus simple reste la recherche en solitaire, une première pour l’artiste : « Je lis beaucoup, je regarde des documentaires, je n’ai jamais fait autant de recherche de ma vie ! Je me rends compte qu’il y a du bon à prendre son temps dans l’élaboration des projets, en amont des répétitions. »
S’il y a bien une chose que la pandémie a indéniablement inhibée, c’est la spontanéité des contacts et des rencontres de groupes. Bien que Lepage se surprenne à apprécier cette étape de documentation prolongée, il y a un côté instinctif qui vient avec le travail à plusieurs qui manque terriblement à la compagnie : « Normalement, on s’assoit, une dizaine, autour d’une table, et on partage notre recherche, nos idées. C’est une succession de références croisées qui ne sont jamais apportées méthodiquement, mais plutôt de manière intuitive, et il y a une qualité dans ça, on aime ne pas expliquer et ne pas justifier les choses. » Les artisan·es d’Ex Machina se sont donc adapté·es, n’ont pas laissé tomber leurs projets, mais cela ne pourra pas continuer ad vitam aeternam, puisque l’essence des spectacles, amputés d’une spontanéité fondamentale, s’en verrait dénaturée. Pour Lepage, le verdict est clair : « Dans un contexte de pandémie, la création collective est pratiquement impossible ».
Penser au futur, malgré tout
Chez Sibyllines, fondée et dirigée par l’autrice et metteuse en scène Brigitte Haentjens, le premier défi a été d’adapter Pour en finir avec Octobre ?, un spectacle qui était prévu cet automne et qui coïncidait parfaitement avec le cinquantième anniversaire de la crise d’octobre : « On ne voulait absolument pas manquer notre momentum, alors on a dû refaire au moins huit fois le spectacle, mais on a réussi à le transformer en un objet dématérialisé dont on est fiers et fières. En en faisant un podcast, on a même eu l’impression d’être allé·es encore plus loin dans ce qu’on voulait dire ! » explique Xavier Inchauspé, directeur général de la compagnie. Conçue par Haentjens et Sébastien Ricard, l’œuvre audio, divisée en plusieurs épisodes, creuse cet évènement majeur de l’histoire du Québec à l’aide de différentes voix (dont celle de Robert Lepage) et d’explorations musicales et sonores. En métamorphosant un projet à l’origine éphémère en une série disponible en baladodiffusion, l’idée de rendre la durée de vie des spectacles plus grande s’est immiscée chez Sibyllines : « On s’est mis à se demander : comment est-ce qu’on peut penser et amplifier l’écho de nos créations, au-delà du modèle classique d’une vingtaine de représentations seulement ? » raconte Inchauspé. Cet hiver, par exemple, la compagnie travaille sur la mise en son de La Bibliothèque interdite, créé en 2015.
Au-delà de l’exploration numérique, Xavier Inchauspé mentionne également la manière dont les arts vivants pourraient être diffusés : « Tout le monde, en ce moment, est en mode » recherche et laboratoire « , il y a donc, étrangement, une pénurie d’espace. Et ce sera pire lorsque les salles vont pouvoir rouvrir : il n’y aura pas assez de place pour tous et toutes et il va y avoir des shows programmés pour dans cinq ans ! » Pour les concepteurs et les conceptrices, imaginer des scénographies sans savoir où et quand la pièce sera jouée est un exercice difficile. Le directeur général soulève l’idée de faire plus de tournées dans les festivals, de faire durer dans le temps et dans l’espace les spectacles plutôt que de les présenter rapidement, comme des petites bombes. Dans tous les cas, rien ne pourra rester comme avant : « Il faut penser à long terme et se mettre à réfléchir à une nouvelle manière de faire pour réussir, collectivement, à s’en sortir. ».
La collaboration que Xavier Inchauspé espère, et dont Robert Lepage ressent cruellement l’absence, se situe au cœur de la démarche artistique de leurs compagnies respectives. La force du groupe y prime, malgré l’immense sentiment de solitude qui plane sur le milieu théâtral (et sur le monde entier, disons-le) depuis presque un an. Le théâtre est et restera, au-delà de l’isolement, un art de partage et de rassemblement. Entre créateurs et créatrices, mais aussi entre les publics d’ici et d’ailleurs. Les pièces s’écrivent à plusieurs et le dialogue ne s’est pas éteint, il attend et il est prêt, dès que la possibilité poindra, à être rallumé.