Opinion

En temps de COVID, tout est permis? NON!  Pol prend soin de Jovette disparue.

© Serge Gauvin

Voici la lettre envoyée à l’animateur d’une émission culturelle de Radio-Canada, qui a parlé le samedi 16 janvier 2021 d’une œuvre de Jovette Marchessault, Les Vaches de nuit, avec des mots qui m’inquiètent.

Ces mots se retrouvent aussi sur le site du Théâtre Centaur, qui présente actuellement une version anglaise de l’œuvre, en théâtre d’ombres, Night Cows.

Le milieu théâtral francophone, le milieu théâtral anglophone, de même que toute personne interpellée par la vie culturelle et la survie des peuples, doivent se poser des questions sur leur rapport avec une grande dramaturge féministe francophone disparue.

© Serge Gauvin

Les Vaches de nuit est pour moi le plus beau et le plus puissant texte jamais écrit pour décrire la condition féminine, toutes cultures confondues. C’est aussi un des textes fondateurs les plus importants de l’identité québécoise telle que je l’entends. Voir : Le Québec est une femme ! (titre d’une de mes pièces et intervention à l’événement NOUS en 2012 au https://www.youtube.com/watch?v=q89Rv0JL3Yg).

Les Vaches de nuit n’est PAS une « fantaisie féministe queer » comme le dit la publicité de Night Cows et comme cela est rapporté dans votre émission. Une « fantaisie » ! « Queer » ! Jovette se retournerait dans sa tombe ! Le mot queer (qui implique les deux sexes) n’existait pas à l’époque où le texte fut écrit et ne peut d’aucune façon correspondre au contenu de l’œuvre. Le seul descriptif qui conviendrait est : œuvre féministe radicale et lesbienne. Le texte contient des phrases explicites sur l’amour entre femmes. (Dans une entrevue dans le journal Le Berdache en octobre 1980, Jovette se définit, page 23, comme « lesbienne, féministe, écrivaine, peintre, sculpteure engagée totalement dans un mouvement qui s’appelle le féminisme ».)

De plus, Les Vaches de nuit n’est PAS une œuvre « autochtone ». Définissons les mots. Qu’est-ce que cela veut dire une œuvre autochtone ? Est-ce que cela réfère à l’origine ethnique de l’auteure ? Quelle origine ? Mohawk, attikamek, malécite ? Ou son engagement dans une lutte sociale ? Faisons-nous référence à un style, un imaginaire, une culture ?

Comprenez-moi bien. Je suis la première à mettre en valeur la dimension autochtone de l’œuvre de Jovette. Je crois que sa grand-mère était innue, mais Jovette n’a jamais été claire à ce sujet et n’a jamais eu l’intention d’écrire au nom d’une cause autochtone. Indéniablement, la nature, les animaux, dans les textes de Jovette, sont imprégnés d’un imaginaire amérindien. J’ai souvent joué Les Vaches de nuit en France, où le public était dans un état de choc devant la somptuosité sauvage de la langue de Jovette. Moi-même, je suis très fière d’être une femme du Nouveau Monde avec du sang abénaqui. Mais l’essentiel n’est pas là.

L’auteure Jovette Marchessault avait pour but de « rendre visible la culture des femmes » (VoirDe l’invisible au visible : L’imaginaire de Jovette Marchessault, aux Éditions du Remue-ménage, 2012; et entrevue avec Jovette Marchessault, Le Berdache, octobre 1980, p. 18 à 23.).

Dans Les Vaches de nuit, elle se sert des animaux pour tracer un portrait fulgurant, déchirant, de la condition féminine. Ce texte parle des femmes. Il est écrit par une féministe radicale pour un spectacle-célébration-des-femmes dans le plus grand et le plus important théâtre de notre pays lors d’un inoubliable 8 mars, Journée internationale des femmes, en 1979. Les Vaches de nuit met en scène des animales femelles, uniquement; ce n’est pas du tout une ode à la beauté des animaux en général. Et le début n’est pas du tout poétique, genre « jolies vaches dans le pré ». C’est une œuvre terrifiante de dénonciation.

« Vache », dans ce texte, est une métaphore pour « femme » : une grosse bête stupide et lente qui est enchaînée dans sa cuisine et qui n’a de valeur que par la production de lait et de beurre. « Vache » est la plus grande insulte qui puisse être faite à une femme. Grosse vache !

L’auteure réussit ici un exploit que seule une femme du Nouveau Monde pouvait imaginer : elle prend comme point de départ cette insulte très canadienne-française, « grosse vache ! » (les Français·es de France ne connaissent pas ce sens) pour ensuite transformer la bête stupide et méprisée en animale grandiose aux cornes immenses, qui s’envole dans le ciel avec sa fille pour une grande célébration nocturne loin de l’oppression subie pendant le jour.

D’où le titre Les Vaches de nuit. Cette vache n’est pas du tout « grotesque » comme le dit la publicité de Night Cows. (Jovette serait horrifiée de cette épithète !) Cette vache est puissante et d’une beauté à couper le souffle. Dans le ciel, toutes les mammifères femelles de la création arrivent à grands galops pour célébrer leur sexe; elles répandent leur lait dans la Voie lactée en rugissant, dans une démesure et une opulence inconnues dans notre littérature avant Jovette. Cette rencontre entre femmes ne peut se faire que loin, très loin de notre planète, en secret, la nuit.

Les corneilles qui viennent rejoindre les mammifères dans le ciel, oiseaux femelles noires au cri aigu, représentent la mémoire des femmes. Elles sont les conteuses qui préservent notre histoire; elles réveillent la connaissance, la douleur, la rage. Ce qui fait que chaque femme-animale retrouve l’usage de la parole, devient apte à raconter son histoire : « Et alors les plus maudites d’entre les maudites se relèvent, peu à peu, de l’imprécision et de l’inexistence. »

Et survient l’aube (extrait) :

« À peine le temps de commencer à comprendre que le soleil menace déjà de se lever ! Nous nous quittons dans un dernier galop, le temps de reconduire les corneilles dans leurs dortoirs, et chacune est en route vers son perchoir, sa vieille cuisine, sa mare de boue, sa parcelle d’espace. Au revoir ! Au revoir mes sœurs ! Oui, nous nous reverrons.

De tant s’aimer, de tant espérer, de tant s’enseigner la conscience et la fierté, chaque nuit, chaque vache de nuit, je sais que nous nous rapprochons du moment où cette terre promise nous sera rendue et qu’alors, alors, dans un élan de reconnaissance, dans un cri de passion, nous la nommerons autrement. »

Ce sont les dernières paroles de Les Vaches de nuit.

Je serais heureuse d’être invitée à votre émission pour parler de Jovette Marchessault, de son rôle fondamental et non reconnu dans la culture du Québec. Jovette était une ouvrière canadienne-française née à Saint-Henri avec du sang autochtone. Tout dans son histoire et sa création est signifiant pour comprendre qui nous sommes comme peuple. Elle est morte seule, pauvre, isolée, oubliée du milieu théâtral. Ses œuvres ne sont plus montées depuis très longtemps. Je suis la seule qui ait tenté de la défendre, faire connaître son œuvre immense avant sa mort. Les directrices de théâtre ont refusé son dernier texte, solaire et impitoyable, de même qu’un projet-de spectacle-hommage après sa mort.

Je suis troublée. La culture anglophone me semble être en voie de reconnaître l’œuvre de Jovette bien avant nous. Pourtant, moi je monte et je joue du Jovette Marchessault depuis 40 ans. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Je voudrais par la même occasion parler du concept d’identité au Québec, de notre rapport à l’histoire, et de l’usage que nous faisons des mots dans le monde contemporain; des sujets qui me préoccupent beaucoup. « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. » (Albert Camus).

Étrangement, j’ai une œuvre qui sort en librairie cette semaine, intitulée Tragédie, qui tente de nommer la place du féminin dans l’histoire de l’humanité, et dans le Québec du 20e et du 21e siècle.

Lien vers l’annonce de Tragédie (parution 20 janvier 2021, Éditions de la Pleine lune) : https://polpelletier.com/nouvelles/

Je vous remercie de votre attention,

Pol Pelletier

À propos de

Femme de théâtre, Pol Pelletier se définit comme actrice, metteure en scène, auteure et pédagogue. Elle est considérée comme une pionnière du féminisme au Québec.