Critiques

Le Temps des fruits : Cérémonie privée

© Vanessa Fortin

Vous entrez dans la salle, qui vient d’ouvrir. Vous êtes arrivé·es assez tôt, vous avez pris un verre. Vous êtes content·es d’être là. C’était il y a un an. Aujourd’hui, les artistes s’ennuient du public. Marilyn Daoust et Gabriel Léger-Savard, un couple dans la vie, imaginent ce que les amateurs et amatrices de danse web vivent à la maison. Il et elle mettent en vidéo directe le récit informel de leur conversation, quelques habitudes scéniques et les réponses à des questions qu’il et elle ont posées sur les réseaux sociaux : un clavardage entre ami·es.

Comment s’orienter à l’aide du ciel ? Comment faire du savon ? Comment faire de l’huile ? Remèdes familiaux et savoirs technologiques peuvent-ils aider ? Comment fonctionne un algorithme de reconnaissance faciale ? Quel est votre moyen de décrocher ? Le sexe, le vin, le lavage, etc. ? Quel est le plus grand pouvoir de l’être humain ? L’imagination, l’émerveillement, faire corps avec son enfant, avec l’univers, avec la pensée, avec l’absurde, et ce sera la guérison par l’empathie…

Le comédien parodie le récit d’un documentaire imaginaire, puis la danseuse lit un extrait de L’Ère nouvelle (1887) de Louise Michel. Voix en direct, voix enregistrées : ouverture sur les catastrophes, la disparition de civilisations – cataclysmes, épidémies, guerres – et les utopies. Accompagné·es par ces voix, les deux artistes exposent un rituel au son de pas et de tambours autochtones. La caméra se concentre progressivement sur la scène.

© Denis Martin

L’effroi

En diverses langues (mongol, sanskrit, khmer, grec, shona, russe et autres) utilisées d’une façon incantatoire, les deux interprètes créent une atmosphère de lutte universelle, symbolisée par le déploiement d’un drapeau de velours vers le ciel. Nous sommes l’Amérique, nous sommes des colons désespérés, des alliances trahies, des vagues de migration, la mise en réserve, le far west, les famines et les émanations des papetières, le smog, nous sommes le non-retour, la performance, le spectacle, les fous du roi, les ouragans, les sécheresses, les tractations politiques, les agressions, les chocs microbiens, les rapports de pouvoir, les guerres récurrentes, les épidémies, le contrôle de l’eau, entre autres… La litanie de l’histoire humaine décompte ses méfaits.

Cet « entre autres » produit un poème déclamé et une danse, puis un retour provisoire au temps présent. Une seconde demi-heure de spectacle débute. Voix off, scène obscure, corps silencieux en mouvement, angoisses énoncées, énumérées, projetées, peurs de l’avenir, affects incorporés, effets des temps actuels sur le corps, sur la santé, sur l’équilibre. De belles images scéniques, toutes simples, accompagnent ce poème. S’ensuit un tableau centré sur l’expérience visuelle des couleurs (rouges et mordorés) et des sons (déchiquètements, rythmes frappés), évoquant l’univers d’un corps perturbé de l’intérieur dans ses fonctions organiques. Corps centaure, corps engrossé par les maladies du monde, humain·e devenu·e difforme par ses propres choix, animal fantastique inquiétant, seul et divisé en lui-même. Une monstruosité tragique est ainsi dansée.

© Vanessa Fortin

La guérison

La troisième demi-heure approfondit la perception d’un monde chromatique intérieur, dans lequel un poème lumineux, coloré, exerce une influence de guérison continue. La proposition de couleurs sombres, aux teintes absorbées et modifiées par l’éclairage scénique, nimbé d’un univers sonore compatible, allie corps et qualités sensorielles. Lorsqu’apparaît un large fond projeté en vidéo, le corps de la performeuse, dédoublée par son ombre, ressemble à une extension des formes de couleur présentes sur la scène, rappelant l’observation de la continuité que le philosophe John Locke avait déjà faite en son temps.

On entend une conversation avec une personne âgée, qui parle de moissons, de récoltes, de soupe de légumes. La transmission de la résilience intérieure trouve un chemin. Cette disposition des corps à agir sur l’état mental et sur le texte, débité d’un seul souffle, à deux comme d’un seul être, vante la vie retrouvée et la vie multipliée. Cette utopie, une espérance de guérison par les capacités proprement scéniques, est un langage symbolique inscrit dans nos mémoires limbiques. C’est efficace, émouvant, essentiel.

Le temps des fruits

Texte, chorégraphies, mise en scène et interprétation : Marilyn Daoust et Gabriel Léger-Savard. Réalisation : Jérémy Busque (Productions Agile – équipements vidéo). Direction photo : Gabrielle Bergeron-Leduc. Montage : Justine Gauthier. Maquillage : Suzanne Trépanier. Régie lumière et son : Catherine Ste-Marie. Caméra : Sasha Brunelle et Guillaume Roberts Cambron. Sonorisation : Jean-François Gagnon. Direction de production : Julie Deschênes. Une production de Tangente, disponible en webdiffusion jusqu’au 21 février 2021.