Sur ce chemin, tu es sûre de te perdre est un solo multidisciplinaire comportant danse, théâtre, voix, silence et musique. Fruit de trois collaborations de Diana León avec les créateurs et créatrices émergent·es Paco Ziel, Jeremy Galdeano et Vera Kvarcakova, il exprime la protestation, la colère, la fureur même d’un personnage scénique, qui semble être Diana León elle-même.
On entend des bruits de pas. Des cris dans la noirceur. « Qu’est-ce qu’il me manque ? Qu’est-ce que les autres ont et que je n’ai pas ? Je veux savoir ! J’ai tout fait, tout ce qu’ils m’ont demandé. Qui êtes-vous ? » Pas de réponse. Le monologue continue, avec un instinct de rage. Puis la soumission. La honte. L’angoisse : « Que voulez-vous de plus ? » Long silence dans le noir.
On frappe sur une porte close. Enfermement. Hystérie. Le monologue laisse planer le spectre de contextes connus. « On y va là ? Vous n’avez rien à me dire ? J’ai déjà dit, je vais le faire pour vous ! S’il vous plaît ! Vous allez me laisser comme ça ?! » On peut alors penser aux filles de la rue, aux assauts ordinaires, à l’exploitation des pauvres, aux privations dues à la pandémie. Cela rappelle l’exposition de Teresa Margolles, au Musée d’art contemporain de Montréal, en 2017 : des photographies si bouleversantes de prostitué·es mexicain·es de Ciudad Juárez, dont certain·es ont été assassiné·es en ce lieu, – telle Pista de baile del club « Mona Lisa », 2016 –, et des objets rituels confectionnés pour dénoncer les féminicides.
Guérir les maux du monde
Après quelques minutes, les compositions d’Alejandro Loredo et de Tom Jarvis, musiques fortes ou rythmes frappés, démarrent. La danseuse adopte une gestuelle de bagarre, ni harmonieuse ni vraiment placée par une chorégraphie léchée, plutôt un défoulement de gestes anarchiques sur lesquels sa voix résonne, très claire, exprimant l’impatience et la frustration.
Toutefois, un rituel apaisé s’installe. La respiration de León se calme, elle se livre à une gestuelle d’offrande. Munie d’une corbeille en osier, elle tend des fruits imaginaires, cueillis sur un arbre d’abondance, là où la nature partage sa richesse avec les humain·es. La caméra se tourne vers un des deux musiciens, seule présence en scène que la pandémie autorise. La performeuse approche la main de la lentille, pour redoubler le drame de cette virtualité, alors que la présence semble déléguée, en dehors d’elle, au jeu des guitares.
« Très cher, ta sagesse secrète et solitaire est réelle. Le monde qu’on t’a proposé comme normal n’a rien de normal. » Sous le texte, ou plutôt ses bribes, il y a des sources d’eau claire où s’abreuver – ce que la performeuse fait, en sortant les objets de culture déposés dans sa corbeille : un livre, une lettre, un bâton de bois. Comment guérir le monde ?
Elle manipule un briquet. La petite flamme passe entre les mains des musiciens, qui relaient la scansion du geste par celle du son. Comme pour signer l’espérance, la danseuse trouve sa place parmi ces objets. Sa gestuelle se précise. Ce sont des pliés cassés, des arrêts sur image, des palpations de soi, des mouvements saccadés, des élans brisés, des courses entravées de l’intérieur de soi. La voix s’insère naturellement dans ces bribes de présence dansée.
Telle une exhortation à creuser au plus profond en soi, la recherche d’un essentiel à vivre fait son chemin. Une prière monte à travers l’espace, non exempte de joie lorsqu’un concert de sa propre voix lui offre un chant sur lequel la danseuse allonge ses mouvements, de plus en plus amples et à même d’occuper les trois dimensions.
Ce solo multidimensionnel propose un rituel d’attente et d’espoir. La théâtralité fait appel à une sensibilité qui évoque les traditions autochtones. Plus encore, elle m’a semblé faire écho au « théâtre de la cruauté » d’Antonin Artaud. Quand, au Mexique, d’où León est originaire, Artaud se soumet au rituel du peyotl, il en rapporte ceci : « Mais une vision que j’eus et qui me frappa fut déclarée authentique par le Prêtre et sa famille, elle concernait, paraît-il, celui qui doit être Ciguri et qui est Dieu. Mais on n’y parvient pas sans avoir traversé un déchirement et une angoisse, après quoi on se sent comme retourné et reversé de l’autre côté des choses et on ne comprend plus le monde que l’on vient de quitter. » Il y a dans cette pièce une telle initiation au caractère sacré de l’univers.
Texte : Diana León et Nicolás Núñez, inspiré·es par Letter to My Younger Self de Charles Eisenstein. Adaptation en français : Ariane Boulet. Concept et interprétation : Diana León. Dramaturgie et mise en scène : Nicolás Núñez. Chorégraphie : Paco Ziel, Vera Kvarcakova et Jérémy Galdeano. Musique : Tom Jarvis, Diana León et Alejandro Loredo. Éclairages : Adriana Ruiz « Clarisse Monde ». Direction technique : Benoit Larivière. Costumes : Diana León. Direction des répétitions : Paco Ziel. Mentorat : Anne Plamondon. Coaching de voix : Mamselle Ruiz. Première : 29 juin 2018 au Teatro Benito Juárez, Mexico. Une production du MAI offerte en webdiffusion jusqu’au 21 mars 2021.
Sur ce chemin, tu es sûre de te perdre est un solo multidisciplinaire comportant danse, théâtre, voix, silence et musique. Fruit de trois collaborations de Diana León avec les créateurs et créatrices émergent·es Paco Ziel, Jeremy Galdeano et Vera Kvarcakova, il exprime la protestation, la colère, la fureur même d’un personnage scénique, qui semble être Diana León elle-même.
On entend des bruits de pas. Des cris dans la noirceur. « Qu’est-ce qu’il me manque ? Qu’est-ce que les autres ont et que je n’ai pas ? Je veux savoir ! J’ai tout fait, tout ce qu’ils m’ont demandé. Qui êtes-vous ? » Pas de réponse. Le monologue continue, avec un instinct de rage. Puis la soumission. La honte. L’angoisse : « Que voulez-vous de plus ? » Long silence dans le noir.
On frappe sur une porte close. Enfermement. Hystérie. Le monologue laisse planer le spectre de contextes connus. « On y va là ? Vous n’avez rien à me dire ? J’ai déjà dit, je vais le faire pour vous ! S’il vous plaît ! Vous allez me laisser comme ça ?! » On peut alors penser aux filles de la rue, aux assauts ordinaires, à l’exploitation des pauvres, aux privations dues à la pandémie. Cela rappelle l’exposition de Teresa Margolles, au Musée d’art contemporain de Montréal, en 2017 : des photographies si bouleversantes de prostitué·es mexicain·es de Ciudad Juárez, dont certain·es ont été assassiné·es en ce lieu, – telle Pista de baile del club « Mona Lisa », 2016 –, et des objets rituels confectionnés pour dénoncer les féminicides.
Guérir les maux du monde
Après quelques minutes, les compositions d’Alejandro Loredo et de Tom Jarvis, musiques fortes ou rythmes frappés, démarrent. La danseuse adopte une gestuelle de bagarre, ni harmonieuse ni vraiment placée par une chorégraphie léchée, plutôt un défoulement de gestes anarchiques sur lesquels sa voix résonne, très claire, exprimant l’impatience et la frustration.
Toutefois, un rituel apaisé s’installe. La respiration de León se calme, elle se livre à une gestuelle d’offrande. Munie d’une corbeille en osier, elle tend des fruits imaginaires, cueillis sur un arbre d’abondance, là où la nature partage sa richesse avec les humain·es. La caméra se tourne vers un des deux musiciens, seule présence en scène que la pandémie autorise. La performeuse approche la main de la lentille, pour redoubler le drame de cette virtualité, alors que la présence semble déléguée, en dehors d’elle, au jeu des guitares.
« Très cher, ta sagesse secrète et solitaire est réelle. Le monde qu’on t’a proposé comme normal n’a rien de normal. » Sous le texte, ou plutôt ses bribes, il y a des sources d’eau claire où s’abreuver – ce que la performeuse fait, en sortant les objets de culture déposés dans sa corbeille : un livre, une lettre, un bâton de bois. Comment guérir le monde ?
Elle manipule un briquet. La petite flamme passe entre les mains des musiciens, qui relaient la scansion du geste par celle du son. Comme pour signer l’espérance, la danseuse trouve sa place parmi ces objets. Sa gestuelle se précise. Ce sont des pliés cassés, des arrêts sur image, des palpations de soi, des mouvements saccadés, des élans brisés, des courses entravées de l’intérieur de soi. La voix s’insère naturellement dans ces bribes de présence dansée.
Telle une exhortation à creuser au plus profond en soi, la recherche d’un essentiel à vivre fait son chemin. Une prière monte à travers l’espace, non exempte de joie lorsqu’un concert de sa propre voix lui offre un chant sur lequel la danseuse allonge ses mouvements, de plus en plus amples et à même d’occuper les trois dimensions.
Ce solo multidimensionnel propose un rituel d’attente et d’espoir. La théâtralité fait appel à une sensibilité qui évoque les traditions autochtones. Plus encore, elle m’a semblé faire écho au « théâtre de la cruauté » d’Antonin Artaud. Quand, au Mexique, d’où León est originaire, Artaud se soumet au rituel du peyotl, il en rapporte ceci : « Mais une vision que j’eus et qui me frappa fut déclarée authentique par le Prêtre et sa famille, elle concernait, paraît-il, celui qui doit être Ciguri et qui est Dieu. Mais on n’y parvient pas sans avoir traversé un déchirement et une angoisse, après quoi on se sent comme retourné et reversé de l’autre côté des choses et on ne comprend plus le monde que l’on vient de quitter. » Il y a dans cette pièce une telle initiation au caractère sacré de l’univers.
Sur ce chemin, tu es sûre de te perdre
Texte : Diana León et Nicolás Núñez, inspiré·es par Letter to My Younger Self de Charles Eisenstein. Adaptation en français : Ariane Boulet. Concept et interprétation : Diana León. Dramaturgie et mise en scène : Nicolás Núñez. Chorégraphie : Paco Ziel, Vera Kvarcakova et Jérémy Galdeano. Musique : Tom Jarvis, Diana León et Alejandro Loredo. Éclairages : Adriana Ruiz « Clarisse Monde ». Direction technique : Benoit Larivière. Costumes : Diana León. Direction des répétitions : Paco Ziel. Mentorat : Anne Plamondon. Coaching de voix : Mamselle Ruiz. Première : 29 juin 2018 au Teatro Benito Juárez, Mexico. Une production du MAI offerte en webdiffusion jusqu’au 21 mars 2021.