Opinion

Ce que signifie perdre son art

© Olivier Pelland

Témoignage et réflexion sur l’avenir du vivant par un finissant d’une école de théâtre en 2020.

Je ne pouvais espérer pire entrée dans le monde des arts de la scène. À peine diplômé d’une école de théâtre m’ayant ouvert sur le monde, voilà que le monde se ferme à moi. J’ai été formé comme créateur sensible, capable de puiser à même la terre pour faire danser les cailloux, de m’imprégner des saveurs et des couleurs que la ville avait à m’offrir pour les réinjecter dans les corps froids qui sillonnent les trottoirs, à parfumer l’air des espaces infectés de déchets et à faire rougir les écorces noires des quelques arbres qui composent le paysage urbain. L’école a fait de la pitoyable larve que j’étais un papillon paré de couleurs arc-en-ciel, prêt à prendre son envol vers un univers encore inconnu. Et voilà qu’on me coupe les ailes et les antennes.

Je m’écrase donc dans une interminable lassitude, mon corps prisonnier d’un miteux cubicule trop cher pour ce qu’il me fait taire, ma tête aux prises avec une résurgence imprévue de vieux fantômes assoiffés de larmes. Je peux témoigner de l’effritement, de jour en jour, des liens entre les membres de la famille qui m’a vu grandir pendant trois ans et que j’ai aimée de tout mon cœur. J’ai eu une formation riche, j’ai tissé des liens forts, ri et pleuré avec des gens qui auront marqué mon chemin à tout jamais, avec qui j’ai créé et en qui j’ai espéré comme j’espérais pour moi-même. J’ai aimé avec un acharnement inquantifiable. Et tout ça, du jour au lendemain, fond et coule sous terre en même temps que l’hiver.

Je m’écrase et continue de m’écraser, semaine après semaine, sans compter les heures passées à angoisser à la seule pensée de retomber en enfer (il m’avale déjà). Je ne peux compter que les infimes dimensions de l’espace exigu de ma liberté, qui a atteint ses plus petites proportions (je ne crois pas pouvoir aller plus bas), le nombre de bouteilles vides qui s’accumulent dans mon garde-manger, la quantité de livres restants que je me sens obligé de lire et les heures qui me restent à tuer en attendant qu’elles se vengent pour me tuer à leur tour. Malgré les ouï-dire qui s’accumulent infernalement sur les réseaux sociaux et les promesses de relance économique qui s’empilent dans les pourparlers, je constate bien qu’on m’a oublié car, non seulement je suis un artiste, mais je suis un artiste sans preuve, sans expérience, sans années de pratique derrière la cravate qui m’accorderaient une certaine valeur, un quelconque prestige me permettant de dire allègrement ce que je pense de ci ou de ça, avec une position que j’aurais comme artisan d’un art que je ne maîtrise pas encore. Et, malgré la débrouillardise, la créativité et la capacité à se réinventer qu’on attribue aux artistes de la scène, force est de constater que l’autonomie a ses limites et qu’il est impossible pour quiconque de se débrouiller seul dans ses petites pénates. L’artiste a besoin de vous autant que vous avez besoin de lui. Faire pour lui-même ses projets dans son coin n’aurait aucun sens sans un destinataire –en l’occurrence vous, qui vous gargarisez de ce qu’on vous offre gratuitement sans compter tous les sacrifices qu’on fait au nom du sacro-saint «divertissement» (je déteste ce mot autant que la corne sous mes pieds, mais je l’emploie pour me mettre au diapason, pas le choix, il faut se faire comprendre)– un destinataire, donc, à qui l’œuvre est dédiée.

Pour le théâtre comme pour la danse et la performance, le virage numérique est un piège majeur si ces derniers sont forcés de s’y soumettre. Il dénature leur essence, leur raison d’être dans la société, et détruit ses pratiques ancrées dans nos civilisations depuis plus de 2000 ans. Les lieux de rassemblement dont nous bénéficions pour vivre en communauté sont fragiles et nécessitent pour survivre que nous les réinvestissions en tout temps, dans n’importe quel contexte. La présence grandissante du numérique prend une dangereuse tangente, dans la mesure où elle abolit les espaces vivants au profit d’un confort individuel aliénant. Il est un outrage au rituel, au sacré, au vivre ensemble, et doit absolument rester une option temporaire et subordonnée à la vie réelle. Il doit demeurer pour les arts de la scène un outil et non une finalité car, en soumettant ceux-ci à un cadre qui n’est pas de leur ressort, on signe leur mort prématurée. L’Art comme élévation de l’Esprit doit mourir dans son apogée, pas dans son élan.

Je suis en crise, oui, car je suis freiné dans mon élan. C’est une crise d’angoisse, une crise d’hystérie, une crise d’adolescent révolté, nommez-la comme vous voulez. On ne peut pas blâmer une victime de son sort sous prétexte que c’est passager, que c’est contextuel, qu’il ne comprend rien à la vie, que c’est par manque de culture, bla bla bla. On ne peut pas non plus blâmer le manque de maturité d’une personne à qui on ne donne pas les moyens de s’épanouir, qui souffre d’être incomprise et, du même coup, l’infantiliser en minimisant ses propos, dénaturés d’une façon ou d’une autre par qui-ne-sait-mieux-dire. Quand, jour après jour, on me «recommande fortement» de me suicider en attendant de renaître, je ne peux que braquer mon lance-mots sur ce qui me tue.

J’ai mal et ne vis pas dans le déni, car j’ai pleinement conscience de la fatalité de mon existence comme futur créateur dans une société qui marchandise le talent, qui fait de l’art un produit de consommation, qui tord la culture pour en faire un jouet à manipuler, à déformer, à modeler comme bon lui semble, pour en faire une industrie qui se doit d’être lucrative et qui n’a pas sa raison d’être si elle ne fait pas le perroquet des «vrais débats» qui centralisent l’attention. La culture vit en nous et nous y sommes soumis·es sur la base commune de l’identité; la mettre à côté de la plaque, c’est tuer l’imaginaire de l’individu –de l’être– dans l’œuf, et celui du collectif, encore plus fort, dans toute sa richesse émancipatrice. Je ne suis pas un bébé qui chigne parce qu’il veut son manger et à qui on donne ce qu’on croit qu’il demande s’il crie trop fort. Si je crie, dites-vous, comme un enfant qui veut un cadeau toujours plus gros, c’est parce que vous interprétez ce cri de travers, et je continuerai de crier jusqu’à ce que ceux et celles de qui je dépends pour pouvoir créer auront compris que ce n’est pas la grosseur du cadeau qui m’importe, mais s’il répond à mes besoins comme créateur, s’il me donne les moyens de mes ambitions.

Je ne crois pas en l’avenir s’il se trouve dans la technologie, le numérique, les écrans de synthèse et l’intelligence artificielle: il s’agit d’un cloisonnement tragique des expériences humaines, qui provoque dans une utilisation à outrance, comme c’est présentement le cas, une atrophie des fonctions cérébrales et motrices dangereuse pour la santé, physique et mentale de tout être. Les cyberobjets vident les cités de leur contenu, dématérialisent le vivant, détruisent le patrimoine bâti, nient l’histoire et la répètent, neutralisent l’espace public, endoctrinent, catégorisent, portionnent, rationalisent sans l’apport aux corps nécessaire de l’expérience humaine concrète, permettant de comprendre les phénomènes naturels et culturels de tous ordres dans leurs ramifications les plus complexes. Les cyberobjets doivent demeurer au service de l’humain et non l’asservir.

Je crois au tangible, au corps-à-corps, à l’expérience des sens comme révélation de la vérité, à l’art au service de la vie et à la vie qui émerge de l’art. Je crois à la puissance salvatrice de la poésie, des mots, des cris, des larmes, partagés dans l’ivresse d’un amour total et sincère. Je crois à la force des orages, à la pluie, au soleil, aux arbres, au pouvoir des marées et à ce qu’elles évoquent comme totalité de ce qui constitue nos destins. Je fais du théâtre pour partager mon expérience avec celle des autres et parce que c’est tout ce que je sais faire: lire dans les pensées, et témoigner de la vie qui circule en nous et entre nous. Pour cela, je dois créer avec les gens –et non pas pour les gens– dans un partage des savoirs, car je ne me suffis pas à moi-même. La société est un cercle de dépendances et je ne peux me soustraire à mes propres fantasmes, reclus dans ma chambre à coucher.

L’argent, paraît-il, m’est destiné, mais je ne le vois pas. Je suis trop petit et le mur qui m’en sépare est trop haut. Conclusion: je devrai apprendre à grimper, même si c’est impossible, même si je n’ai pas le droit, et construire moi-même, avec les moyens dont je dispose et le peu de temps qu’il me reste, une œuvre tentaculaire, telle une araignée capable de démembrer ce mur qui nous sépare pour tisser des liens avec des individus qui m’ont déjà oublié avant même de me connaître, dans un milieu sclérosé par le manque d’écoute et une vision embrouillée de la réalité. Des gens qui ne comprendront rien à ce que je vis ni à ce que je fais me reprocheront probablement mon cynisme et la noirceur de mes traits, à qui je répondrai que je dépeins la vérité de ce que je ressens à partir de l’anticipation de ma mort par la mort de mes espoirs; peut-être –qui sait ce qu’il adviendra de moi, de nous– me serai-je inscrit par mon art dans une époque ankylosée empreinte de la nostalgie d’un temps révolu où tout était si beau, où le monde était si libre de souiller son prochain, ou bien aurai-je échoué dans un paradis perdu au milieu de nulle part, pris dans le déchirement d’une vie gâchée par l’abandon où je prendrais soin de mes fleurs comme j’aurais pris soin de gens qui se sont absentés de moi, confiné, en avorton d’artiste, dans un huis clos adapté à ma peine, dernier rempart de mes espérances mort-nées.

Je suis un créateur dans la fleur de l’âge et mes pétales s’étiolent au rythme d’une descente aux enfers technocratique.

En attendant de pouvoir voir fleurir l’été, je mange mes croûtes et darde des pierres aux oiseaux.

À propos de

Olivier Pelland est un jeune créateur formé en interprétation à l’École supérieure de théâtre de l’UQÀM en 2020. Sa pratique mêle le jeu, la mise en scène et l’écriture.