Critiques

La renarde et le mal peigné : Confidence et liberté d’allure

© Yves Renaud

Alors que la situation pandémique perdure, retourner au théâtre après des mois d’absence se vit comme une sorte de privilège. S’asseoir dans la pénombre, au Théâtre du Nouveau Monde, pour se laisser immerger dans l’univers intime de Pauline Julien et Gérald Godin, à travers leurs échanges épistolaires, se reçoit comme un gueuleton apprécié après un long jeûne. Les mots, la parole touffue, y sont portés par deux interprètes en chair et en os, qui forment par ailleurs un couple d’artistes ayant beaucoup en commun avec ce duo amoureux incandescent de notre histoire.

Comme Godin, poète, député puis ministre du Parti québécois, le comédien Pierre Curzi a passé quelques années en politique dans les rangs du même parti; comme Julien, chanteuse flamboyante et pasionaria de l’indépendance du Québec et de l’émancipation féminine, la comédienne Marie Tifo a eu une carrière remarquable, à la scène et sur les écrans en ce qui la concerne, également marquée par l’engagement. Enfin, si le premier couple s’est aimé durant trois décennies, le second le fait depuis 40 ans. Le parallèle est assumé, notamment par une photo reprenant la pose de leurs modèles sur un cliché célèbre, et culmine en une ode à l’amour touchante par son authenticité.

© Yves Renaud

Lecture amoureuse

Disons-le d’emblée : ce « spectacle littéraire », créé en 2010 au Festival international de la littérature, n’est pas une œuvre théâtrale et a conservé sa formule de lecture debout derrière des lutrins ou assis·e à une longue table face au public. Sur la scène dénudée, à peine quelques photos sont-elles mises à contribution sur un écran en arrière-fond. Des extraits sonores de chansons de Pauline Julien ponctuent la représentation et Curzi lira le Cantouque d’amour de Godin. C’est dire que tout tient dans les mots échangés, rendus avec beaucoup d’expressivité par ces interprètes d’expérience, entre deux êtres aux caractères contrastés, elle impétueuse et inquiète, angoissée, lui, complice admiratif, pudique, plus solitaire.

Cette correspondance parsemée d’éclats n’a rien d’ennuyeux : ces deux tempéraments complémentaires s’y confrontent, s’affrontent, se confient, s’approchent et s’éloignent, entre tendresse et colère, entre passion et humour. Le plus important lot de lettres est daté des années 1962-1963, alors que la chanteuse entamait sa carrière : premier disque, prix du Festival de Sopot, en Pologne, premiers succès. Leurs missives, si vivantes, créatives, où les mots sont prétextes à une sorte de joute entre les deux, qui usent du vouvoiement durablement avant de passer au « tu », construisent, précisent leur relation dans l’absence, avec « confidence et liberté d’allure », comme l’écrit le poète.

Ils s’aiment longtemps sans se le dire, elle ayant « peur de la fragilité de [son] cœur » trop instable, lui ajoutant : « Vous êtes le feu et moi peut-être le bois qui a peur de vous », mais l’affirment avec une certitude croissante. Quand, de Paris d’où elle lui écrit, elle tremble devant son choix de la carrière au lieu de la vie « bourgeoise, ménagère » dont elle ne veut pas, il lui lance, pour l’encourager : « Sois un homme, ma fille ! Sois dure, sois forte, je t’aime ! » Sentant que dans leurs lettres il et elle deviennent « mélo », il doit à son tour fouetter celle qu’il qualifie d’excessive, de passionnée, « battue et battante », lui prodiguant quelques conseils d’ordre politique. Comme de refuser de chanter pour le centenaire de la confédération du Canada, cet État colonial soumis aux intérêts anglo-saxons.

Cet aspect de leur engagement est très peu abordé dans ces lettres, mais ne peut être complètement occulté. Julien et Godin l’ont chevillé au corps et au cœur, mais ce qui prime ici est l’attachement réciproque que l’une et l’autre développent au fil du temps. Le saut des années, dans le dernier tiers de la représentation, paraît rapide, et la maladie s’en mêlant, leurs écrits deviennent fragmentaires. Alors, le couple Tifo-Curzi prend les devants, les corps se rapprochent enfin, jusqu’à échanger un tendre baiser, puis la chanson emblématique de Pauline Julien, L’Âme à la tendresse, est reprise en chœur avec le public. Une fin enveloppante, apaisante, à faire regretter cet art épistolaire où l’amour trouvait les mots pour se dire.

© Yves Renaud

La renarde et le mal peigné

Texte : La Renarde et le mal peigné, publié chez Leméac Éditeur (2009). Idée originale et mise en scène : Lorraine Pintal. Textes : Pauline Julien et Gérald Godin. Assistance à la mise en scène et régie : Bethzaïda Thomas. Avec Pierre Curzi et Marie Tifo. Une production du Théâtre du Nouveau Monde présentée en salle jusqu’au 25 avril, puis en webdiffusion du 14 au 30 mai 2021.