Critiques

Mourir tendre : Chronique d’un éclatement

© Daniel-Julien Inacio

Le public sent sa présence fragile, retient fébrilement son engouement. Puis les lumières s’éteignent dans la salle tout comme dans le récit et ne se rallumeront en quelque sorte jamais, dans une éternité peut-être. Une éclipse plonge Alexandre et Perpétue dans le noir le plus total, le plus inquiétant. Leur idylle se consume sans soleil alors qu’ils cherchent une réponse à leur vie et à leur mort. Perpétue souhaite ardemment un enfant d’Alexandre avant que le monde ne les engloutisse complètement. Elle court, entourée de voix fantomatiques, vers son désir, malgré la violence subie et celle qu’il reste à subir. Mourir tendre, de l’auteur, metteur en scène, comédien et réalisateur haïtien Guy Régis Jr, fut d’abord présenté dans le cadre de l’évènement Territoires de paroles en 2019, mais force était de constater que la création des finissant·es de l’École supérieure de théâtre Késia Demers, Gabriel L’Archevêque et Antoine Pelletier devait vivre un autre jour, ne serait-ce que pour sa composition artistique percutante.

L’adaptation et la livraison du texte de Guy Régis Jr sont les plus grands atouts du spectacle. Le récit accorde une importance prééminente à l’espace de la parole. Ainsi, le discours parvient à lui seul à déployer une atmosphère mythique des plus fascinantes; l’investissement de l’espace scénique n’est alors qu’un heureux complément. Le phrasé de l’actrice et des acteurs s’en empare si bien qu’il serait permis de qualifier la pièce de mythologie contemporaine, de légende collée aux préoccupations idéologiques et esthétiques de notre époque. Réparti entre les personnages en ce qui semble être des strophes, le texte de Guy Régis Jr, construit sur la figure de la répétition, charge d’une agentivité destructrice toute image itérative, structurant ainsi la fable de la pièce sur un processus d’accumulation de sens.

Parmi ces images, celle de l’éclipse mène le bal, se déclinant sous toutes ses formes les plus équivoques, évoquant la mort comme l’amour, l’espérance comme le chagrin. Une expérience polyphonique, certes, dans la mesure où les timbres se superposent, se font écho et s’amalgament par les transformations sonores qu’elles subissent; mais aussi homophonique, lorsqu’une voix est propre à un corps et à sa réalité seulement.

© Daniel-Julien Inacio

La bouche qui s’ouvre est une béance

Du texte central déboule, comme de soi, une foule de choix artistiques d’interprétation. Dans Mourir tendre, le corps est au service de la voix, il est en quelque sorte invité sur un territoire de paroles. Les fluctuations de tons, les mots qui chutent, les mots qui s’allongent, les voyelles, les consonnes qui cognent contre le palais. Tout cela dicte les mouvements des corps sur scène. Les trois personnages, Alexandre, Perpétue et le narrateur, font raisonner leurs propos à partir de différents lieux d’énonciation. Ils transcendent la langue elle-même en faisant des sons de cette langue les véritables porteurs de sens. Une scène éclatée qui entraîne un jeu inégal, un investissement inégal de la parole. Or, d’un autre côté, c’est cet éclatement qui permet de traduire si bien l’inquiétude des personnages à l’égard de leur univers qui s’écroule subitement.

Dans Mourir tendre, le choc des disciplines va de soi, il est nécessaire, il n’est pas une option. Le rythme est inhérent à la progression du récit, dès lors, la musique et les distorsions sonores sont partie intégrante de la proposition. Si le jeu éclectique des voix et des lumières a une place aussi prépondérante, c’est grâce à une scène épurée, de laquelle tout décor a été évacué à l’exception de lunettes de soleil et d’une maquette miniature d’un cercueil en bois, accessoires pouvant paraître un peu risibles considérant le drame de la situation. Les verres fumés pour protéger des rayons dangereux de l’éclipse, le cercueil pour symboliser la mort d’un amour et d’un enfant. Or l’absurdité, dans Mourir tendre, semble être calculée pour ne jamais nuire au récit. Un choix de mise en scène qui permet au texte d’atteindre sa pleine résonance, plongeant réellement les personnages dans le néant, dans la béance qui les accable.

Mourir tendre

Un texte de Guy Régis Jr. Création, mise en scène et interprétation : Késia Demers, Antoine Pelletier et Gabriel L’Archevêque. Direction artistique : Christian Lapointe. Lumières : Julie Charette. Conception sonore : Antoine Pelletier. Costumes : Hélène Falardeau. Une production d’Erapop, en coproduction avec Le Groupe de La Veillée et Carte blanche, présentée au théâtre Prospero jusqu’au 1er mai 2021.

Mégane Desrosiers

À propos de

Membre du comité de rédaction de JEU de 2020 à 2021, Mégane Desrosiers partage ses intérêts professionnels et personnels entre littérature et théâtre. Également membre du comité de rédaction et responsable de la promotion et des communications à la revue Lettres québécoises, le milieu de la revue culturelle au Québec lui tient particulièrement à cœur.