Aspirations de femme. Glissades féminines. Sur une matière plastique instable, tirée et propulsée par une machine invisible, la soliste Esther Rousseau-Morin, dirigée par la chorégraphe Estelle Clareton, essaie de se tenir droite. La danseuse resplendit, charnelle, sensuelle sur ses talons hauts. Elle est parée, élégante, dotée de tout ce qui rend une femme belle et désirable, et son sort, enviable.
Mais voici qu’elle hésite, jette son sac, on dirait qu’elle ne sait plus où aller, où partir, ni comment continuer sa vie. Le tapis de plastique glisse lentement sous ses pieds, il se retire sous elle, la désarçonne. Elle bascule, tombe et se dégage, chancelante. La menace vient de l’extérieur. Pourtant, la nuit scénique est belle, bleue et noire, doucement éclairée.
Son angoisse émane de son état intérieur. On dirait une héroïne de Marguerite Duras : si lumineuse, et tellement perdue. Sa respiration se fait haletante, irrégulière, oppressée. Le corps se noue, se crispe, régresse en se rétractant sur lui-même; elle ondule, elle arpente le sol, tel un animal blessé, obéissant à sa logique imprévisible par des roulades et des torsions. En état de guet, en proie au malaise, avec des mouvements d’estomac, de ventre, la femme de cette fiction scénique présente son visage défait, grimaçant sous les cris étouffés.
Danse théâtre
On ne saura jamais s’il s’agit d’une malade. Si elle a une vie difficile. Si elle vit un malheur ou un ennui. Néanmoins, elle se donne dans un moment de vérité profonde. Avec son mal-être, sa déraison, son imagination. Sans un mot. Une musique superbe, envoûtante, une mélodie électrique continue, chant de tête ponctué de sons métalliques, discordants, ne la lâchera plus. Le public, épars à cause des règles sanitaires, est enveloppé en toute intimité dans cette scène hypnotique.
Dans le parcours de cette femme qui avance, il y a une traversée, un passage, comme on franchit un océan pour triompher du temps, pour se faire un chemin dans l’immensité et pour se relever des obstacles. Le mouvement du corps est dirigé par des affects et des fantasmes.
L’anxiété donne de l’invention à cette femme hagarde. Comment vivre ce tsunami intérieur ? Dépasser la crise, ce moment tragique, quasi mortel, où la laideur monstrueuse de la souffrance mentale impose au corps entier de se déformer, de se tordre, de se disjoindre ? D’abord, le personnage se dévêt peu à peu, se cadre dans un miroir sans tain – scène d’une grâce touchante –, puis elle se saisit de la feuille de plastique et s’y enroule, dans un jeu de froissements qui l’amène à se lover en position fœtale.
Durant ces instants de jouissance, l’éclairage est de toute beauté, reflets chauds et scintillements aqueux. Le solo porte un regard tendre sur ce psychisme qui rejoint nos solitudes imposées. Nulle sensation de panique, pas d’agression, mais on ressent la mélancolie et son versant de sensualité; naît ainsi l’empathie pour ces malaises. Pas de doute, nous quitterons le théâtre habité·es par ce personnage, envahi·es par sa lenteur, sa reptation et sa féminité douloureuse.
Mascarade et mélancolie
Après le tsunami de la Thaïlande, Estelle Clareton s’est interrogée sur les grandes sensations d’anxiété qui envahissent le corps traumatisé par la nature. Quels en sont les mécanismes ? Peut-on partager la solitude qu’elle engendre pour l’apprivoiser, la faire régresser ? Ce solo était en chantier avant la pandémie.
Qui a peur se fait des scénarios. Tout prend alors des formes irréelles, communiquant la sensation d’en être prisonnier ou prisonnière. Mais avant de vivre ce drame, il y en a eu l’appréhension. L’espace a été menaçant. Le temps s’est étiré. Puis, ce moment s’est objectivé dans une catastrophe, quelque part dans le monde, et cet événement nous rejoint.
Dans ce solo, les réactions physiques de la mélancolie s’emparent des muscles, des nerfs, et font trembler la charpente de la danseuse. La peur anxieuse morcèle le corps. Et cet esprit qui perd le contrôle, happé par les images et les idées irrépressibles, pousse les gestes dans une spirale lente et inexorable de panique.
Mais l’angoisse jouée reste contenue, sans tragique, car la visée théâtrale est collective. De même que notre époque nous fait vivre de grandes inquiétudes, ce solo nous invite à partager l’anxiété qui ne passe pas. Mais la femme qui a perdu ses effets personnels n’a jamais posé son sac à dos de voyageuse : image scénique finale, très sensible et troublante. C’est un mince signe de résistance. La danse de Clareton et Rousseau-Morin élabore là un labeur magnifique de représentation. L’émotion, dans la salle, était absolument palpable.
Chorégraphie : Estelle Clareton en collaboration avec Esther Rousseau-Morin. Assistance à la chorégraphie : Annie Gagnon. Musique : Antoine Bédard. Scénographie, costumes et accessoires : Karine Galarneau. Lumières : Alexandre Pilon-Guay. Direction de production et régie : Catherine Comeau. Direction technique : David Poisson. Une production des Créations Estelle Clareton, présentée à l’Agora de la danse, du 28 avril au 1er mai 2021, puis en webdiffusion du 7 au 14 mai 2021.
Aspirations de femme. Glissades féminines. Sur une matière plastique instable, tirée et propulsée par une machine invisible, la soliste Esther Rousseau-Morin, dirigée par la chorégraphe Estelle Clareton, essaie de se tenir droite. La danseuse resplendit, charnelle, sensuelle sur ses talons hauts. Elle est parée, élégante, dotée de tout ce qui rend une femme belle et désirable, et son sort, enviable.
Mais voici qu’elle hésite, jette son sac, on dirait qu’elle ne sait plus où aller, où partir, ni comment continuer sa vie. Le tapis de plastique glisse lentement sous ses pieds, il se retire sous elle, la désarçonne. Elle bascule, tombe et se dégage, chancelante. La menace vient de l’extérieur. Pourtant, la nuit scénique est belle, bleue et noire, doucement éclairée.
Son angoisse émane de son état intérieur. On dirait une héroïne de Marguerite Duras : si lumineuse, et tellement perdue. Sa respiration se fait haletante, irrégulière, oppressée. Le corps se noue, se crispe, régresse en se rétractant sur lui-même; elle ondule, elle arpente le sol, tel un animal blessé, obéissant à sa logique imprévisible par des roulades et des torsions. En état de guet, en proie au malaise, avec des mouvements d’estomac, de ventre, la femme de cette fiction scénique présente son visage défait, grimaçant sous les cris étouffés.
Danse théâtre
On ne saura jamais s’il s’agit d’une malade. Si elle a une vie difficile. Si elle vit un malheur ou un ennui. Néanmoins, elle se donne dans un moment de vérité profonde. Avec son mal-être, sa déraison, son imagination. Sans un mot. Une musique superbe, envoûtante, une mélodie électrique continue, chant de tête ponctué de sons métalliques, discordants, ne la lâchera plus. Le public, épars à cause des règles sanitaires, est enveloppé en toute intimité dans cette scène hypnotique.
Dans le parcours de cette femme qui avance, il y a une traversée, un passage, comme on franchit un océan pour triompher du temps, pour se faire un chemin dans l’immensité et pour se relever des obstacles. Le mouvement du corps est dirigé par des affects et des fantasmes.
L’anxiété donne de l’invention à cette femme hagarde. Comment vivre ce tsunami intérieur ? Dépasser la crise, ce moment tragique, quasi mortel, où la laideur monstrueuse de la souffrance mentale impose au corps entier de se déformer, de se tordre, de se disjoindre ? D’abord, le personnage se dévêt peu à peu, se cadre dans un miroir sans tain – scène d’une grâce touchante –, puis elle se saisit de la feuille de plastique et s’y enroule, dans un jeu de froissements qui l’amène à se lover en position fœtale.
Durant ces instants de jouissance, l’éclairage est de toute beauté, reflets chauds et scintillements aqueux. Le solo porte un regard tendre sur ce psychisme qui rejoint nos solitudes imposées. Nulle sensation de panique, pas d’agression, mais on ressent la mélancolie et son versant de sensualité; naît ainsi l’empathie pour ces malaises. Pas de doute, nous quitterons le théâtre habité·es par ce personnage, envahi·es par sa lenteur, sa reptation et sa féminité douloureuse.
Mascarade et mélancolie
Après le tsunami de la Thaïlande, Estelle Clareton s’est interrogée sur les grandes sensations d’anxiété qui envahissent le corps traumatisé par la nature. Quels en sont les mécanismes ? Peut-on partager la solitude qu’elle engendre pour l’apprivoiser, la faire régresser ? Ce solo était en chantier avant la pandémie.
Qui a peur se fait des scénarios. Tout prend alors des formes irréelles, communiquant la sensation d’en être prisonnier ou prisonnière. Mais avant de vivre ce drame, il y en a eu l’appréhension. L’espace a été menaçant. Le temps s’est étiré. Puis, ce moment s’est objectivé dans une catastrophe, quelque part dans le monde, et cet événement nous rejoint.
Dans ce solo, les réactions physiques de la mélancolie s’emparent des muscles, des nerfs, et font trembler la charpente de la danseuse. La peur anxieuse morcèle le corps. Et cet esprit qui perd le contrôle, happé par les images et les idées irrépressibles, pousse les gestes dans une spirale lente et inexorable de panique.
Mais l’angoisse jouée reste contenue, sans tragique, car la visée théâtrale est collective. De même que notre époque nous fait vivre de grandes inquiétudes, ce solo nous invite à partager l’anxiété qui ne passe pas. Mais la femme qui a perdu ses effets personnels n’a jamais posé son sac à dos de voyageuse : image scénique finale, très sensible et troublante. C’est un mince signe de résistance. La danse de Clareton et Rousseau-Morin élabore là un labeur magnifique de représentation. L’émotion, dans la salle, était absolument palpable.
Bouleversement
Chorégraphie : Estelle Clareton en collaboration avec Esther Rousseau-Morin. Assistance à la chorégraphie : Annie Gagnon. Musique : Antoine Bédard. Scénographie, costumes et accessoires : Karine Galarneau. Lumières : Alexandre Pilon-Guay. Direction de production et régie : Catherine Comeau. Direction technique : David Poisson. Une production des Créations Estelle Clareton, présentée à l’Agora de la danse, du 28 avril au 1er mai 2021, puis en webdiffusion du 7 au 14 mai 2021.