Critiques

Attention : fragile : Leçon d’écologie

© Suzane O'Neill

En 50 petites minutes, Samsara Théâtre propose aux enfants de 5 à 10 ans une « critique et illustration » du monde de surconsommation qui est le nôtre, passant par l’humour et le jeu clownesque pour dénoncer le comportement compulsif de l’être humain dans l’acquisition effrénée de biens matériels. Cette propension, pourtant loin d’être drôle, Liliane Boucher et Jean-François Guilbault, qui signent ce spectacle sans paroles, ont trouvé le ton juste pour en « parler » au jeune public, sans l’accabler mais sans non plus le laisser repartir sans une bénéfique réflexion.

Dans une pièce occupée uniquement par une plante verte, un livreur vient déposer deux grands cartons marqués « Attention » et « Fragile ». Une femme et un homme s’en extirpent, encore emballés de plastique transparent. Il et elle semblent naître à cet instant et découvrent avec curiosité leur environnement – c’est-à-dire lui, elle et la plante en pot. S’attribuant les noms de leur boîte respective, Attention (Philomène Lévesque-Rainville) et Fragile (Jean-François Guilbault) apprennent vite, dans le mode d’emploi livré à leurs côtés, le fonctionnement de leur corps mais aussi la palette d’émotions dont il et elle disposent : colère, tristesse, joie…

Or le livreur (Guillaume St-Amand), écouteurs sur les oreilles et attitude nonchalante de celui qui n’est responsable de rien une fois le bon de livraison signé, ne les laisse pas profiter longtemps de leur nouvel éden. En commençant par un interrupteur pour l’éclairage, il leur apporte tour à tour tabouret, chaise, table : un mobilier de base dont les deux personnages tirent un confort et un bonheur évidents. Les choses se gâtent toutefois quand un catalogue tombe du ciel : désormais, Fragile n’a qu’à toucher du doigt la photo d’un objet pour qu’aussitôt la sonnette retentisse et que l’infatigable livreur vienne larguer la marchandise convoitée. Une fois passé le plaisir éphémère de la nouveauté, tous ces biens finissent par compliquer l’existence des personnages, qui ne savent pas en faire un usage modéré, comme en témoignent les innombrables gobelets de plastique de la machine à café ou les appels incessants de Fragile, excité par le téléphone, qui exaspèrent son amie.

En effet, leurs réactions diffèrent peu à peu et, en somme, leurs valeurs. Tandis que Fragile devient esclave de la frénésie du magasinage avec son précieux catalogue, comme survolté par la caféine qu’il ingurgite, Attention s’amuse à bricoler, récupérant le papier du photocopieur gaspillé et les gobelets à café pour s’en faire un habit et un chapeau, déployant une créativité (magnifiée par les costumes de Linda Brunelle) dont son ami est dépourvu. Elle tentera aussi, en vain, de prévenir Fragile du dérapage de leur mode de vie. À l’instar de ce qui se passe dans la vie réelle, c’est à une vitesse affolante que le monde des personnages se sature, avec l’arrivée de boîtes de plus en plus grosses, de plus en plus menaçantes, dans un mouvement irréversible (impressionnant tableau final du scénographe Kévin Pinvidic).

© Suzanne O’Neill

Résolument fragilisé·es

Réglant au quart de tour les lazzis de son talentueux duo comique et mettant à profit la musique très présente de Michel Smith, la mise en scène de Liliane Boucher insuffle toute l’expressivité souhaitée à ce spectacle où les onomatopées et quelques mots isolés tiennent lieu de langage. Le jeu clownesque sied bien à l’interprétation de ces deux grands enfants, motivé·es d’abord par le plaisir de s’amuser, mais qui s’enlisent dans leur terrain de jeu et leurs « bébelles ».

L’accumulation matérielle oblige les protagonistes à passer leur temps à gérer le surplus, les emballages, les déchets… Tout cela en vient à menacer leur survie et celle de la nature, dont la plante en pot est la triste métonymie. Malmenée, tassée dans un coin et même utilisée comme poubelle, elle finira poussée à l’avant-scène, littéralement sortie du décor, comme du reste les deux personnages qui, effrayés et résolument fragilisés, viendront se coller à elle pour chercher un réconfort. Une image finale forte, puisqu’on se souvient que le végétal et les deux êtres humains n’étaient que tous les trois au début… Est-il trop tard pour contrer le dérapage et rétablir l’équilibre écologique ? Parents et enseignant·es devront répondre à cette question, que les enfants ne manqueront pas de poser.

© Suzanne O’Neill

Attention : fragile

Idéation : Liliane Boucher et Jean-François Guilbault. Mise en scène : Liliane Boucher. Assistance à la mise en scène et régie : Gabrielle Girard. Scénographie et graphisme : Kévin Pinvidic. Assistance à la scénographie : Alix Brenneur. Costumes : Linda Brunelle. Musique : Michel Smith. Éclairages : Cédric Delorme-Bouchard. Philocréation : Natalie M. Fletcher. Avec Jean-François Guilbault, Philomène Lévesque-Rainville et Guillaume St-Amand. Une production de Samsara Théâtre, en coproduction avec l’Arrière Scène, présentée à la Maison Théâtre jusqu’au 23 mai 2021.