Ceci est mon corps, objet de turbulence. Cette formule convient à Stations, pièce en quatre parties, de Louise Lecavalier. La blonde icône montréalaise, vêtue de noir, glisse en finesse entre les rais d’une belle installation lumineuse, signée Alain Lortie. Pluie, trame d’abord blanche, plus tard orangée, rayons d’après-midi entre des persiennes, la lumière scénique dissémine son toucher. La danseuse s’y installe, délivrant en solo son langage élégant, délié et silencieux.
Stations rayonne de beauté et d’unité. Danse, lumière et son se correspondent. Toute l’harmonie repose dans leur contrepoint. Dans les interstices de leurs différents espaces, dans les vides inclus dans ces animations de matière immatérielle, chaque élément artistique relaie l’autre sur le mode d’un transfert ou d’un écho.
Lecavalier danse sur le saxophone de Colin Stetson. Sons du cuivre, souffle modulé, emportements et bris de la gestuelle, tout cela forme un continu. Élans et cassures, reprises et ressassement, abstraction séquencée par un phrasé rythmique, variations sur quelques simples notes et gestes : l’exploration, autour d’un mode unique de jouissance expressive, dirige cette pièce et dessine son esthétique.
Avec sa sorte de babil qui domine les codes et contourne les formes, tout l’être Lecavalier danse, à la fois imprévisible et contrôlé. Chaque impulsion est un frémissement, une secousse, un rythme corporel porté par la fluidité d’une narration sans texte. Fermement soutenu à la verticale, ce corps-sujet entrelace ce qui bouge avec les notes, à moins que ce ne soit l’inverse, que la cadence musicale inspire la danseuse à nouer, dénouer, agiter ce qui veut s’animer. Impossible, au final, de démêler les deux.
Ce corps électr(on)ique expulse le mouvement. Sublimé, transcendé par une suite de gestes rapides et saccadés qui opèrent dans la visibilité, ce qui, de Lecavalier, brûle les planches est offert, intouchable répétition et déclinaison librement jazzée, jamais identique. Ici, la créatrice va à la recherche du mouvement sans contrainte. Comme si elle n’était faite que pour cela, la danse se fait ode à la vibration, présence absolue qui libère une fébrile (ré)jouissance.
À quatre temps
En quatre épisodes, la soliste chiffre son besoin de bouger. Indescriptible et captivante, cette turbulence codée. Inénarrables, l’allant, ses départs et ses retournements. Le philosophe Jean-Luc Nancy a parlé d’une « ex-cription » – entre « exister » et « inscrire » – des mouvements de danse, et cela convient à ce qui est nerveux, graphique, impulsé chez Lecavalier comme un courant alternatif.
Les pensées resteront en dehors de la scène, car la danse se suffit à elle-même. Les surfaces de ce corps sont ouvertes, c’est un volume excédent que l’artiste investit : purement concentrée sur son intention de délivrer sa gamme, sur la qualité anthologique de ses rythmes, qui font penser à des couleurs qu’on aurait soustraites à une fresque, elle hystérise sa joie, elle donne à suivre des tracés sans dessin préalable, elle déplace sans cesse son langage des mains, des bras.
Elle improvise sa dynamique, l’arrêtant sur un geste, par exemple en croisant ses paumes sur son dos, au creux de son ventre, ou en insistant sur les secousses de sa blondeur, seule marque de séduction affichée, ponctuation ludique.
Tout y est écriture labile. Entrevue et revue, cette cinétique adopte une forme esthétique d’allure japonaise, par sa rigueur technique, et une déclinaison graphique, qu’on pourrait déplacer dans un décor de boîte de nuit. Pourtant, aucun de ses signes ne renvoie à quelque chose. Lecavalier exulte de sa personne, qui ouvre ses idéogrammes propres sur elle-même. Son corps mouvant se raconte sans rien dire, discret et somptueux, mélodique et nuancé, et, pour reprendre son expression, follement glorieux.
Corps étranger
Le corps en scène, dans sa mouvance abstraite, sera toujours autre, radicalement unique, à qui voudra s’essayer à le décrire. Il puise dans la matrice inépuisable des mouvements dont un corps est capable. Lecavalier, en grande forme, en fait la preuve avec cette pièce très lissée.
Retenons néanmoins la première « station » comme la meilleure, centrée sur une technique de glissando latéral, avec son harmonie subtile et sentie. C’est à la fois retenu, minimaliste et mécanique. La quatrième « station » dégage à son tour une force particulière, distincte, avec son avant-dernier mouvement intense et accéléré, quelques minutes libres et désorganisées qui rappellent l’énergie de La La La Human Steps, sans les chorégraphies, notamment lorsque la danseuse esquisse quelques sauts papillon. Ce clin d’œil au public accompagne son exultation avec l’aisance qui la caractérise.
Le dernier tableau tranche par l’immobilité de la danseuse, postée de dos, tête arquée à l’envers vers la salle. Ce masque au bord de la scène est une station au sens propre, tandis qu’une chanson égrène un poème très simple, portant sur des couleurs de base. Le spectacle se fait plus théâtral, par ce double trait expressif d’un texte chanté et d’un geste de mime, près de l’esprit clownesque : cette touche d’étrangeté se dégage ainsi pour mettre un terme au flot d’énergie libérée par ces stations, ni figées ni fichées dans le passé. Punctum et signature.
Chorégraphie et interprétation : Louise Lecavalier. Répétitions et assistance artistique : France Bruyère. Musique : Station 1 : Antoine Berthiaume (Body, musique originale), Station II : Colin Stetson (The Lure of the Mine), Station III : Suuns and Jerusalem in My Heart (In Touch), Stations IV : Antoine Berthiaume (Quiet et Station finale, musique originale), Colin Stetson (To See More Light, extrait) et Teho Teardo et Blixa Bargeld (Neressimo). Arrangements : Antoine Berthiaume. Lumières : Alain Lortie. Conseil à la scénographie : Marc-André Coulombe. Costumes : Yso et Marilène Bastien.Une productions de Fou glorieux, présentée au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts, à l’occasion du Festival TransAmériques, jusqu’au 13 juin 2021.
Ceci est mon corps, objet de turbulence. Cette formule convient à Stations, pièce en quatre parties, de Louise Lecavalier. La blonde icône montréalaise, vêtue de noir, glisse en finesse entre les rais d’une belle installation lumineuse, signée Alain Lortie. Pluie, trame d’abord blanche, plus tard orangée, rayons d’après-midi entre des persiennes, la lumière scénique dissémine son toucher. La danseuse s’y installe, délivrant en solo son langage élégant, délié et silencieux.
Stations rayonne de beauté et d’unité. Danse, lumière et son se correspondent. Toute l’harmonie repose dans leur contrepoint. Dans les interstices de leurs différents espaces, dans les vides inclus dans ces animations de matière immatérielle, chaque élément artistique relaie l’autre sur le mode d’un transfert ou d’un écho.
Lecavalier danse sur le saxophone de Colin Stetson. Sons du cuivre, souffle modulé, emportements et bris de la gestuelle, tout cela forme un continu. Élans et cassures, reprises et ressassement, abstraction séquencée par un phrasé rythmique, variations sur quelques simples notes et gestes : l’exploration, autour d’un mode unique de jouissance expressive, dirige cette pièce et dessine son esthétique.
Avec sa sorte de babil qui domine les codes et contourne les formes, tout l’être Lecavalier danse, à la fois imprévisible et contrôlé. Chaque impulsion est un frémissement, une secousse, un rythme corporel porté par la fluidité d’une narration sans texte. Fermement soutenu à la verticale, ce corps-sujet entrelace ce qui bouge avec les notes, à moins que ce ne soit l’inverse, que la cadence musicale inspire la danseuse à nouer, dénouer, agiter ce qui veut s’animer. Impossible, au final, de démêler les deux.
Ce corps électr(on)ique expulse le mouvement. Sublimé, transcendé par une suite de gestes rapides et saccadés qui opèrent dans la visibilité, ce qui, de Lecavalier, brûle les planches est offert, intouchable répétition et déclinaison librement jazzée, jamais identique. Ici, la créatrice va à la recherche du mouvement sans contrainte. Comme si elle n’était faite que pour cela, la danse se fait ode à la vibration, présence absolue qui libère une fébrile (ré)jouissance.
À quatre temps
En quatre épisodes, la soliste chiffre son besoin de bouger. Indescriptible et captivante, cette turbulence codée. Inénarrables, l’allant, ses départs et ses retournements. Le philosophe Jean-Luc Nancy a parlé d’une « ex-cription » – entre « exister » et « inscrire » – des mouvements de danse, et cela convient à ce qui est nerveux, graphique, impulsé chez Lecavalier comme un courant alternatif.
Les pensées resteront en dehors de la scène, car la danse se suffit à elle-même. Les surfaces de ce corps sont ouvertes, c’est un volume excédent que l’artiste investit : purement concentrée sur son intention de délivrer sa gamme, sur la qualité anthologique de ses rythmes, qui font penser à des couleurs qu’on aurait soustraites à une fresque, elle hystérise sa joie, elle donne à suivre des tracés sans dessin préalable, elle déplace sans cesse son langage des mains, des bras.
Elle improvise sa dynamique, l’arrêtant sur un geste, par exemple en croisant ses paumes sur son dos, au creux de son ventre, ou en insistant sur les secousses de sa blondeur, seule marque de séduction affichée, ponctuation ludique.
Tout y est écriture labile. Entrevue et revue, cette cinétique adopte une forme esthétique d’allure japonaise, par sa rigueur technique, et une déclinaison graphique, qu’on pourrait déplacer dans un décor de boîte de nuit. Pourtant, aucun de ses signes ne renvoie à quelque chose. Lecavalier exulte de sa personne, qui ouvre ses idéogrammes propres sur elle-même. Son corps mouvant se raconte sans rien dire, discret et somptueux, mélodique et nuancé, et, pour reprendre son expression, follement glorieux.
Corps étranger
Le corps en scène, dans sa mouvance abstraite, sera toujours autre, radicalement unique, à qui voudra s’essayer à le décrire. Il puise dans la matrice inépuisable des mouvements dont un corps est capable. Lecavalier, en grande forme, en fait la preuve avec cette pièce très lissée.
Retenons néanmoins la première « station » comme la meilleure, centrée sur une technique de glissando latéral, avec son harmonie subtile et sentie. C’est à la fois retenu, minimaliste et mécanique. La quatrième « station » dégage à son tour une force particulière, distincte, avec son avant-dernier mouvement intense et accéléré, quelques minutes libres et désorganisées qui rappellent l’énergie de La La La Human Steps, sans les chorégraphies, notamment lorsque la danseuse esquisse quelques sauts papillon. Ce clin d’œil au public accompagne son exultation avec l’aisance qui la caractérise.
Le dernier tableau tranche par l’immobilité de la danseuse, postée de dos, tête arquée à l’envers vers la salle. Ce masque au bord de la scène est une station au sens propre, tandis qu’une chanson égrène un poème très simple, portant sur des couleurs de base. Le spectacle se fait plus théâtral, par ce double trait expressif d’un texte chanté et d’un geste de mime, près de l’esprit clownesque : cette touche d’étrangeté se dégage ainsi pour mettre un terme au flot d’énergie libérée par ces stations, ni figées ni fichées dans le passé. Punctum et signature.
Stations
Chorégraphie et interprétation : Louise Lecavalier. Répétitions et assistance artistique : France Bruyère. Musique : Station 1 : Antoine Berthiaume (Body, musique originale), Station II : Colin Stetson (The Lure of the Mine), Station III : Suuns and Jerusalem in My Heart (In Touch), Stations IV : Antoine Berthiaume (Quiet et Station finale, musique originale), Colin Stetson (To See More Light, extrait) et Teho Teardo et Blixa Bargeld (Neressimo). Arrangements : Antoine Berthiaume. Lumières : Alain Lortie. Conseil à la scénographie : Marc-André Coulombe. Costumes : Yso et Marilène Bastien.Une productions de Fou glorieux, présentée au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts, à l’occasion du Festival TransAmériques, jusqu’au 13 juin 2021.