Critiques

Adieu Monsieur Haffmann : Liaisons dangereuses sous l’Occupation

© David Ospina

Une radio crache les informations du jour : l’étoile jaune devient obligatoire pour les Juifs et les Juives. Dans le Paris occupé de 1942, Monsieur Haffmann, un bijoutier de confession juive, a expédié sa famille en Suisse pour la protéger, mais décide, lui, de rester sur place. Il demande à son employé (catholique) de reprendre son commerce pendant qu’il se cachera dans la cave. Le début d’Adieu Monsieur Haffmann fait penser au Dernier Métro de François Truffaut, avec ses ressorts éminemment dramaturgiques de double vie et de mensonges obligés dans un contexte où la vérité peut tuer.

David Ospina

Contre toute attente, la pièce de l’auteur français Jean-Philippe Daguerre s’avère double, elle aussi, et la tangente que prend rapidement l’intrigue a de quoi surprendre. On s’en voudrait de gâcher ici la pirouette narrative si elle n’apparaissait pas dès le début. Allons-y donc. L’employé de Monsieur Haffmann émet « une condition particulière » pour reprendre le flambeau de la bijouterie : que son patron serve de géniteur pour concevoir l’enfant qu’il ne peut avoir avec son épouse. Audacieuse négociation…

Monsieur Haffmann hésite d’abord, mais pas longtemps quand même, et le drame historique bascule étonnamment dans le vaudeville du triangle amoureux ligué contre l’infertilité. La puissance dramatique de l’œuvre tient précisément dans sa capacité à conjuguer le tragique de l’époque avec la légèreté vaudevillesque intemporelle, et à passer de l’un à l’autre sans complexe dans un habile jeu d’équilibriste. La pièce a d’ailleurs décroché quatre prix Molière en France.

Les thèmes classiques de la Seconde Guerre mondiale s’y retrouvent (spoliation des biens, nécessité de faire affaire avec l’ennemi, petits arrangements moraux) et s’entremêlent à un autre dilemme : et si la passion s’immisçait entre les deux nouveaux partenaires ?

Une autre notion du courage

Seulement joué à deux reprises au Théâtre du Rideau Vert avant le confinement, le spectacle reprend l’affiche sans Laurent Lucas, remplacé par Roger La Rue dans le rôle de l’ambassadeur du Reich en France. Son tandem très réussi avec Linda Sorgini, excellente comme insupportable épouse bourgeoise, revitalise la deuxième partie de la représentation.

David Ospina

Ariel Ifergan campe un Monsieur Haffmann digne et impassible en toutes circonstances, qu’il s’agisse d’accomplir son devoir reproductif au sous-sol ou de souper à l’étage avec l’ennemi en se faisant passer pour un cousin. Ces deux tableaux enjoués, d’ailleurs, détonnent dans la mise en scène sinon très conventionnelle de Denise Filiatrault, où le clair-obscur domine dans la majorité des scènes. Figure opposée à Monsieur Haffmann, l’employé interprété par Renaud Paradis s’agite en nouvel homme d’affaires qui ne tient pas en place, allant jusqu’à offrir une scène de claquettes irrésistible.

Sur fond de crise familiale haute en truculence, Adieu Monsieur Haffmann célèbre toutes les solidarités (intime grâce à la figure d’un géniteur providentiel, sociale par la transmission de la joaillerie), sans manquer de critiquer le communautarisme par la voix de l’associé quand il accepte d’aider son patron : « je veux avoir le courage de travailler pour un Juif qui a eu le courage de ne pas embaucher un Juif ». Loin d’être une énième pièce sur la Seconde Guerre mondiale, Adieu Monsieur Haffman trouve des échos éminemment contemporains à nombre de ses propos.

Adieu Monsieur Haffmann

Texte : Jean-Philippe Daguerre. Mise en scène : Denise Filiatrault. Assistante à la mise en scène : Nadia Bélanger. Décors : Jean Bard. Costumes : Pierre-Guy Lapointe. Éclairages : Alexandre Pilon-Guay. Musique : Guillaume St-Laurent. Accessoires : Pierre-Luc Boudreau. Maquillages : Florence Cornet. Coiffures et perruques : Rachel Tremblay. Avec Ariel Ifergan, Julie Daoust, Renaud Paradis, Linda Sorgini et Roger La Rue. Présenté au Théâtre du Rideau Vert jusqu’au 16 octobre 2021.

Maud Cucchi

À propos de

Collaboratrice de JEU depuis 2016, elle a été journaliste culturelle au quotidien Le Droit, à Ottawa, pendant 9 ans.