« Toutes les familles heureuses se ressemblent, mais chaque famille malheureuse l’est à sa façon. », écrivait Léon Tolstoï en guise d’incipit à son chef-d’œuvre Anna Karénine. Or qu’en est-il de toutes ces familles qui ne sont ni transies de béatitude ni accablées par une constante affliction ? De celles qui connaissent leur part de conflits, de deuils, de déconvenues, mais aussi de rires, de sollicitude et d’affection ? C’est dans l’intimité de l’une de celles-là que Renversé à l’ananas nous invite à pénétrer. La compagnie Mon père est mort, qui nous avait offert, en 2019, le très apprécié de la critique (et repris à la salle Fred-Barry cet automne) Foreman de Charles Fournier, confie cette fois la plume à une autre de ses membres, Catherine Côté, qui signe en outre la mise en scène de cette pièce s’intéressant à ce qui nous file inéluctablement entre les doigts : le temps, la mémoire, la vie de ceux et celles que l’on aime.
Les thèmes incarnés par le quintette féminin transgénérationnel d’interprètes sont multiples, mais adroitement tissés, formant ainsi une mosaïque cohérente et touchante. Les relations (plombées d’attentes plus ou moins réalistes, plus ou moins raisonnables) entre mères et filles, mais également les liens entre nièces et tantes, petites-filles et grand-mère, entre sœurs, entre cousines constituent sans doute la trame principale de l’œuvre, qui se déploie en plusieurs nuances. La maladie d’Alzheimer dont souffre la matriarche introduit au sein de la parentèle la peur de perdre ses traditions familiales (dont la fameuse recette de renversé à l’ananas), la mémoire du clan, son fil narratif composé de souvenirs évanescents. Comment poursuivre sa route, ou même la dessiner, si ce qui nous a précédés tend à s’effacer ?
Le mal galopant de Margot sème autant de détresse que de questionnements, notamment en ce qui concerne le pardon, les achoppements de la proche aidance, les a priori à partir desquels on suppose de la manière dont les aîné·es devraient approcher leur fin de vie. Et c’est sans compter, en parallèle, les postures divergentes, selon les générations, quant aux enjeux majeurs de la condition féminine. Les unes, par exemple, considèrent comme une priorité, un devoir envers elle-même et envers la société toute entière, de dénoncer un cas de harcèlement sexuel, tandis que les autres estiment inconsidéré, voire fantasque, de mettre en péril sa situation professionnelle pour de simples gestes qui sont, telle une fatalité, le lot des femmes depuis le début des temps.
Assaisonné avec doigté
Ces sujets troublants sont abordés avec une grande sensibilité ainsi qu’un brin d’humour, et portés par des personnages riches et gorgés d’humanité, incarnés de magnifique façon par Sylvie Cantin (Mado), Nathalie Séguin (Violette), Linda Laplante (Maryse), Valérie Boutin (Charlotte) et tout particulièrement Véronique Aubut (Margot), renversante de vérité, qu’elle concocte un gâteau, pimpante, au tout début de la pièce, qu’elle agresse sa fille, en proie au delirium, ou qu’elle survole l’action, éteinte, alors que toutes les siennes s’affairent autour d’elle pour célébrer son ultime anniversaire, bien qu’elles soient aux prises avec une pléthore de sentiments divers. Maryse, entre autres, est déchirée entre la difficulté d’être témoin de la dégénérescence d’un être cher et la rancœur qui la ronge quant à certains événements du passé où l’on devine que mère et fille se sont heurtées l’une à l’autre.
Tout n’est pas outrancièrement ou ostensiblement exposé dans le texte de Catherine Côté, qui a préféré mettre en lumière les conséquences des conflits sur les relations familiales et sur l’équilibre personnel des personnages plutôt que leurs détails anecdotiques, ce qui apparaît judicieux. Autre choix à saluer : le récit est ponctué d’adresses au public – heureuses ruptures de ton – où les comédiennes, au-devant de la scène, traitent de façon ludique d’un phénomène lié à la nourriture, de l’érotisation d’un chef bien connu aux souvenirs précieux dans lesquels sont inextricablement imbriquées des expériences gustatives.
Car Renversé à l’ananas (dont une première version a fait l’objet, en décembre 2020, d’un radio-théâtre, toujours disponible en balado) est une allégorie gastronomique. L’art culinaire – surtout traditionnel – y est un outil protéiforme servant non seulement à exprimer sa tendresse, mais aussi à tenter de stimuler les facultés mémorielles et cognitives, à générer la transmission intergénérationnelle, à être à la fois le prétexte et la substance d’instants partagés, à sublimer des moments doux-amers. D’ailleurs, l’entièreté de la pièce se déroule dans la cuisine (grâce à une scénographie plutôt réaliste et tout à fait efficace), cœur battant de l’existence des membres de cette famille moyenne mais unique… comme le sont toutes les familles, qui vit un drame ordinaire mais tragique… comme le sont toutes les disparitions d’êtres aimés.
Texte et mise en scène : Catherine Côté. Assistance à la mise en scène : Myriam Lenfesty. Conseils dramaturgiques : Maxime Robin. Dramaturgie : Philippe Savard. Concepteurs et conceptrices : Vanessa Cadrin, Mathieu C. Bernard, Philippe Grant et Jeanne Huguenin. Avec Véronique Aubut, Valérie Boutin, Sylvie Cantin, Linda Laplante et Nathalie Séguin. Une production de Mon père est mort, présentée à Premier Acte jusqu’au 9 octobre 2021.
« Toutes les familles heureuses se ressemblent, mais chaque famille malheureuse l’est à sa façon. », écrivait Léon Tolstoï en guise d’incipit à son chef-d’œuvre Anna Karénine. Or qu’en est-il de toutes ces familles qui ne sont ni transies de béatitude ni accablées par une constante affliction ? De celles qui connaissent leur part de conflits, de deuils, de déconvenues, mais aussi de rires, de sollicitude et d’affection ? C’est dans l’intimité de l’une de celles-là que Renversé à l’ananas nous invite à pénétrer. La compagnie Mon père est mort, qui nous avait offert, en 2019, le très apprécié de la critique (et repris à la salle Fred-Barry cet automne) Foreman de Charles Fournier, confie cette fois la plume à une autre de ses membres, Catherine Côté, qui signe en outre la mise en scène de cette pièce s’intéressant à ce qui nous file inéluctablement entre les doigts : le temps, la mémoire, la vie de ceux et celles que l’on aime.
Les thèmes incarnés par le quintette féminin transgénérationnel d’interprètes sont multiples, mais adroitement tissés, formant ainsi une mosaïque cohérente et touchante. Les relations (plombées d’attentes plus ou moins réalistes, plus ou moins raisonnables) entre mères et filles, mais également les liens entre nièces et tantes, petites-filles et grand-mère, entre sœurs, entre cousines constituent sans doute la trame principale de l’œuvre, qui se déploie en plusieurs nuances. La maladie d’Alzheimer dont souffre la matriarche introduit au sein de la parentèle la peur de perdre ses traditions familiales (dont la fameuse recette de renversé à l’ananas), la mémoire du clan, son fil narratif composé de souvenirs évanescents. Comment poursuivre sa route, ou même la dessiner, si ce qui nous a précédés tend à s’effacer ?
Le mal galopant de Margot sème autant de détresse que de questionnements, notamment en ce qui concerne le pardon, les achoppements de la proche aidance, les a priori à partir desquels on suppose de la manière dont les aîné·es devraient approcher leur fin de vie. Et c’est sans compter, en parallèle, les postures divergentes, selon les générations, quant aux enjeux majeurs de la condition féminine. Les unes, par exemple, considèrent comme une priorité, un devoir envers elle-même et envers la société toute entière, de dénoncer un cas de harcèlement sexuel, tandis que les autres estiment inconsidéré, voire fantasque, de mettre en péril sa situation professionnelle pour de simples gestes qui sont, telle une fatalité, le lot des femmes depuis le début des temps.
Assaisonné avec doigté
Ces sujets troublants sont abordés avec une grande sensibilité ainsi qu’un brin d’humour, et portés par des personnages riches et gorgés d’humanité, incarnés de magnifique façon par Sylvie Cantin (Mado), Nathalie Séguin (Violette), Linda Laplante (Maryse), Valérie Boutin (Charlotte) et tout particulièrement Véronique Aubut (Margot), renversante de vérité, qu’elle concocte un gâteau, pimpante, au tout début de la pièce, qu’elle agresse sa fille, en proie au delirium, ou qu’elle survole l’action, éteinte, alors que toutes les siennes s’affairent autour d’elle pour célébrer son ultime anniversaire, bien qu’elles soient aux prises avec une pléthore de sentiments divers. Maryse, entre autres, est déchirée entre la difficulté d’être témoin de la dégénérescence d’un être cher et la rancœur qui la ronge quant à certains événements du passé où l’on devine que mère et fille se sont heurtées l’une à l’autre.
Tout n’est pas outrancièrement ou ostensiblement exposé dans le texte de Catherine Côté, qui a préféré mettre en lumière les conséquences des conflits sur les relations familiales et sur l’équilibre personnel des personnages plutôt que leurs détails anecdotiques, ce qui apparaît judicieux. Autre choix à saluer : le récit est ponctué d’adresses au public – heureuses ruptures de ton – où les comédiennes, au-devant de la scène, traitent de façon ludique d’un phénomène lié à la nourriture, de l’érotisation d’un chef bien connu aux souvenirs précieux dans lesquels sont inextricablement imbriquées des expériences gustatives.
Car Renversé à l’ananas (dont une première version a fait l’objet, en décembre 2020, d’un radio-théâtre, toujours disponible en balado) est une allégorie gastronomique. L’art culinaire – surtout traditionnel – y est un outil protéiforme servant non seulement à exprimer sa tendresse, mais aussi à tenter de stimuler les facultés mémorielles et cognitives, à générer la transmission intergénérationnelle, à être à la fois le prétexte et la substance d’instants partagés, à sublimer des moments doux-amers. D’ailleurs, l’entièreté de la pièce se déroule dans la cuisine (grâce à une scénographie plutôt réaliste et tout à fait efficace), cœur battant de l’existence des membres de cette famille moyenne mais unique… comme le sont toutes les familles, qui vit un drame ordinaire mais tragique… comme le sont toutes les disparitions d’êtres aimés.
Renversé à l’ananas
Texte et mise en scène : Catherine Côté. Assistance à la mise en scène : Myriam Lenfesty. Conseils dramaturgiques : Maxime Robin. Dramaturgie : Philippe Savard. Concepteurs et conceptrices : Vanessa Cadrin, Mathieu C. Bernard, Philippe Grant et Jeanne Huguenin. Avec Véronique Aubut, Valérie Boutin, Sylvie Cantin, Linda Laplante et Nathalie Séguin. Une production de Mon père est mort, présentée à Premier Acte jusqu’au 9 octobre 2021.