Présentées pour la première fois au Musée d’art contemporain de Montréal en 2002, les fantasmagories technologiques de Denis Marleau Dors mon petit enfant suivi de Les Aveugles éclatent, encore aujourd’hui, les formes théâtrales pour aborder l’angoisse, la sollicitude et la relativité de l’expérience humaine. Premier paradoxe, puisqu’aucun corps réel n’occupe les scènes des deux propositions. Trois figurines assises à la hauteur du regard, sur lesquelles sont projetés les visages des interprètes Céline Bonnier, Paul Savoie et Ginette Morin, portent le texte Dors mon petit enfant du dramaturge norvégien Jon Fosse. Le procédé est sensiblement le même pour Les Aveugles de Maurice Maeterlinck; 13 masques animés de projections sont suspendus dans le noir le plus complet, victimes de leurs cécités respectives. De tels dispositifs technologiques ont impressionné le public de 2002 par leur réalisme, leur audace et leur efficacité à soutenir les récits des deux auteurs. Or, que reste-t-il à l’auditoire d’aujourd’hui à soutirer de ces créations ? À quoi tient la pertinence de leur remise en scène ?
« Voilà des années et des années que nous sommes ensemble, et nous ne nous sommes jamais aperçus ! On dirait que nous sommes toujours seuls !… Il faut voir pour aimer… ». Dans une forêt inconnue, n’ayant recours qu’à l’écho des voix et des sons, six femmes (Céline Bonnier) et six hommes (Paul Savoie) aveugles cherchent à s’orienter après avoir perdu leur guide, à transcender leur condition de non-voyant·es. Pour sa part, Dors mon petit enfant invite l’assistance à habiter durant 15 minutes, debout, l’endroit mystérieux où semblent avoir été catapultés trois personnages, trois figurines, en quête de sens. Les dispositifs mis en place par Denis Marleau installent une esthétique de la fixité, obligeant le jeu des acteurs et actrices ainsi que l’interprétation et l’expérience spectatorielles à se déployer dans une dimension davantage cognitive. En ce sens, le jeu des comédien·nes est remarquable : chaque crevasse, chaque ride, chaque expression du visage est investie de façon à traduire une intériorité complexe et à exprimer ce que le corps n’est pas là pour montrer.
Contrairement à la proposition d’Henri Rose (en 1980), l’absence de tout corps physique permet aux spectateurs et spectatrices (second paradoxe) à la fois une emprise sur un récit dont les répliques n’appartiennent à personne, à la fois un défilement devant celui-ci qui semble n’exister que pour lui-même. Plus d’un siècle sépare les travaux de Maurice Maeterlinck de ceux de Jon Fosse. De la mise en commun de leurs univers dramaturgiques et linguistiques, à première vue éloignés, surgit une seconde signification, une seconde lecture, un second spectacle. Leurs ressemblances se révèlent alors grâce à la mise en scène, où sont exacerbés leurs structures en soliloques, leurs jeux de désubjectivation et leurs prégnances philosophiques. Cachés dans une absurdité manifeste, les questionnements sur les motifs et les buts de l’existence semblent se résigner docilement à ne jamais trouver de réponse. C’est grâce à la relativité des identités des personnages et au dispositif des masques que quiconque peut projeter mentalement son propre visage sur scène.
Qui monte sur les planches ?
Ainsi, il est indéniable que la plus importante caractéristique du travail de Marleau a été de créer un théâtre sans acteurs ni actrices, un théâtre duquel la corporéité humaine est évacuée, refusant par le fait même toute catégorisation. Grâce aux projections, les interprètes ne sont jamais physiquement présent·es sur scène. Or, c’est par leur absence qu’il et elles deviennent sujets. Il suffit d’avoir en tête le projet du mouvement symboliste, dont Maeterlinck faisait partie, pour saisir les lieux de passages entre les textes et les propositions de Marleau, soit la construction, par analogies disparates, d’un tout cohérent et immanent.
Cela étant dit, serait-il plus approprié, dans ce contexte, de parler de performance ou d’installation théâtrale ? Une particularité d’autant plus pertinente aujourd’hui, alors que nous tentons de semer la pandémie de COVID-19; alors que l’absence, l’artificialité du virtuel et l’inquiétude face à notre condition de vivant·e sont inhérentes au quotidien. Certes, d’un point de vue très pragmatique en lien avec les contraintes que nous connaissons tous et toutes, les pièces Dors mon petit enfant et Les Aveugles ont sans doute été rejouées puisqu’elles limitent, voire anéantissent, les rencontres et les échanges. Mais il faut voir plus loin : cette dramaturgie de l’absence ne fait pas que remettre en question les rôles de ceux et celles qui montent sur les planches; elle confronte indirectement la mission jusqu’alors collectivement convenue du public, c’est-à-dire celle de s’asseoir dans une demi-obscurité, d’écouter et de comprendre.
En effet, immergé dans la même cécité et dans le même questionnement existentiel que les personnages, il assiste, en quelque sorte, à une histoire qui ne dépend pas de lui pour suivre son cours. Encore plus conscient de sa condition de regard extérieur, il tente de s’emparer d’un récit qui le fuit, il cherche avidement quelle tête fixe a parlé. À la fois spécifiquement humaines dans leurs propos et excessivement synthétiques dans leurs façons de les aborder, les deux propositions plongent les spectateurs et les spectatrices dans une grande solitude, sans aucun corps vivant semblable aux leurs pour partager leur expérience. Contraint·es, eux et elles aussi, par une sorte de néantisation de leurs sens, ils et elles n’ont d’autre choix que de se réfugier dans leurs pensées. Arrivé dans cet endroit qui ressemble à tout et à rien, enfermé dans une lourde obscurité, le public fait partie du jeu, comme un quatorzième personnage aveugle, comme une quatrième figurine sans repères.
Conception et réalisation : Denis Marleau. Collaboration artistique : Stéphanie Jasmin. Textes : Maurice Maeterlinck et Jon Fosse. Interprétation : Céline Bonnier, Ginette Morin, Paul Savoie. Une coproduction de Ubu compagnie de création, du Théâtre français du Centre national des arts, de Le manère, scène nationale de Maubeuge, de Festival Bordeline, Lille 2004 capitale européenne de la culture, présentée au théâtre Espace Go jusqu’au 28 novembre 2021.
Présentées pour la première fois au Musée d’art contemporain de Montréal en 2002, les fantasmagories technologiques de Denis Marleau Dors mon petit enfant suivi de Les Aveugles éclatent, encore aujourd’hui, les formes théâtrales pour aborder l’angoisse, la sollicitude et la relativité de l’expérience humaine. Premier paradoxe, puisqu’aucun corps réel n’occupe les scènes des deux propositions. Trois figurines assises à la hauteur du regard, sur lesquelles sont projetés les visages des interprètes Céline Bonnier, Paul Savoie et Ginette Morin, portent le texte Dors mon petit enfant du dramaturge norvégien Jon Fosse. Le procédé est sensiblement le même pour Les Aveugles de Maurice Maeterlinck; 13 masques animés de projections sont suspendus dans le noir le plus complet, victimes de leurs cécités respectives. De tels dispositifs technologiques ont impressionné le public de 2002 par leur réalisme, leur audace et leur efficacité à soutenir les récits des deux auteurs. Or, que reste-t-il à l’auditoire d’aujourd’hui à soutirer de ces créations ? À quoi tient la pertinence de leur remise en scène ?
« Voilà des années et des années que nous sommes ensemble, et nous ne nous sommes jamais aperçus ! On dirait que nous sommes toujours seuls !… Il faut voir pour aimer… ». Dans une forêt inconnue, n’ayant recours qu’à l’écho des voix et des sons, six femmes (Céline Bonnier) et six hommes (Paul Savoie) aveugles cherchent à s’orienter après avoir perdu leur guide, à transcender leur condition de non-voyant·es. Pour sa part, Dors mon petit enfant invite l’assistance à habiter durant 15 minutes, debout, l’endroit mystérieux où semblent avoir été catapultés trois personnages, trois figurines, en quête de sens. Les dispositifs mis en place par Denis Marleau installent une esthétique de la fixité, obligeant le jeu des acteurs et actrices ainsi que l’interprétation et l’expérience spectatorielles à se déployer dans une dimension davantage cognitive. En ce sens, le jeu des comédien·nes est remarquable : chaque crevasse, chaque ride, chaque expression du visage est investie de façon à traduire une intériorité complexe et à exprimer ce que le corps n’est pas là pour montrer.
Contrairement à la proposition d’Henri Rose (en 1980), l’absence de tout corps physique permet aux spectateurs et spectatrices (second paradoxe) à la fois une emprise sur un récit dont les répliques n’appartiennent à personne, à la fois un défilement devant celui-ci qui semble n’exister que pour lui-même. Plus d’un siècle sépare les travaux de Maurice Maeterlinck de ceux de Jon Fosse. De la mise en commun de leurs univers dramaturgiques et linguistiques, à première vue éloignés, surgit une seconde signification, une seconde lecture, un second spectacle. Leurs ressemblances se révèlent alors grâce à la mise en scène, où sont exacerbés leurs structures en soliloques, leurs jeux de désubjectivation et leurs prégnances philosophiques. Cachés dans une absurdité manifeste, les questionnements sur les motifs et les buts de l’existence semblent se résigner docilement à ne jamais trouver de réponse. C’est grâce à la relativité des identités des personnages et au dispositif des masques que quiconque peut projeter mentalement son propre visage sur scène.
Qui monte sur les planches ?
Ainsi, il est indéniable que la plus importante caractéristique du travail de Marleau a été de créer un théâtre sans acteurs ni actrices, un théâtre duquel la corporéité humaine est évacuée, refusant par le fait même toute catégorisation. Grâce aux projections, les interprètes ne sont jamais physiquement présent·es sur scène. Or, c’est par leur absence qu’il et elles deviennent sujets. Il suffit d’avoir en tête le projet du mouvement symboliste, dont Maeterlinck faisait partie, pour saisir les lieux de passages entre les textes et les propositions de Marleau, soit la construction, par analogies disparates, d’un tout cohérent et immanent.
Cela étant dit, serait-il plus approprié, dans ce contexte, de parler de performance ou d’installation théâtrale ? Une particularité d’autant plus pertinente aujourd’hui, alors que nous tentons de semer la pandémie de COVID-19; alors que l’absence, l’artificialité du virtuel et l’inquiétude face à notre condition de vivant·e sont inhérentes au quotidien. Certes, d’un point de vue très pragmatique en lien avec les contraintes que nous connaissons tous et toutes, les pièces Dors mon petit enfant et Les Aveugles ont sans doute été rejouées puisqu’elles limitent, voire anéantissent, les rencontres et les échanges. Mais il faut voir plus loin : cette dramaturgie de l’absence ne fait pas que remettre en question les rôles de ceux et celles qui montent sur les planches; elle confronte indirectement la mission jusqu’alors collectivement convenue du public, c’est-à-dire celle de s’asseoir dans une demi-obscurité, d’écouter et de comprendre.
En effet, immergé dans la même cécité et dans le même questionnement existentiel que les personnages, il assiste, en quelque sorte, à une histoire qui ne dépend pas de lui pour suivre son cours. Encore plus conscient de sa condition de regard extérieur, il tente de s’emparer d’un récit qui le fuit, il cherche avidement quelle tête fixe a parlé. À la fois spécifiquement humaines dans leurs propos et excessivement synthétiques dans leurs façons de les aborder, les deux propositions plongent les spectateurs et les spectatrices dans une grande solitude, sans aucun corps vivant semblable aux leurs pour partager leur expérience. Contraint·es, eux et elles aussi, par une sorte de néantisation de leurs sens, ils et elles n’ont d’autre choix que de se réfugier dans leurs pensées. Arrivé dans cet endroit qui ressemble à tout et à rien, enfermé dans une lourde obscurité, le public fait partie du jeu, comme un quatorzième personnage aveugle, comme une quatrième figurine sans repères.
Les Aveugles + Dors mon petit enfant
Conception et réalisation : Denis Marleau. Collaboration artistique : Stéphanie Jasmin. Textes : Maurice Maeterlinck et Jon Fosse. Interprétation : Céline Bonnier, Ginette Morin, Paul Savoie. Une coproduction de Ubu compagnie de création, du Théâtre français du Centre national des arts, de Le manère, scène nationale de Maubeuge, de Festival Bordeline, Lille 2004 capitale européenne de la culture, présentée au théâtre Espace Go jusqu’au 28 novembre 2021.