Critiques

Les reines : Ces femmes, jouets du pouvoir

© Yves Renaud

Inspirée à l’auteur Normand Chaurette par l’implacable Richard III de Shakespeare, notamment, Les reines met en scène les jeux de pouvoir autour de la couronne anglaise, selon le point de vue des femmes de la cour rapprochée du roi Edouard agonisant. Celui-ci est le frère de Richard et de George, son successeur désigné, s’il n’est pas assassiné par Richard… qui n’a aucun scrupule à éliminer tout ce qui encombre sa trajectoire vers le trône. La pièce se déroule en une nuit, à Londres où sévit une tempête de neige, « la pire que nous ayons jamais vue », concourant à l’ambiance de fin du monde qui règne au château alors que la panique s’empare des protagonistes.

Elles sont six : la reine Elisabeth (Kathleen Fortin), que la mort imminente du roi plonge dans le désarroi de se savoir bientôt déchue et qui souhaite sauver ses jeunes enfants des mains de Richard; la reine Marguerite (Monique Spaziani), venue d’Anjou, ex-reine d’Angleterre à l’esprit instable annonçant son retour en France, sinon son départ pour la Chine; les sœurs Anne (Sophie Cadieux) et Isabelle (Céline Bonnier) Warwick, la première convoitée par Richard, la seconde mariée à George, toutes deux se voyant succéder à Elisabeth; la vieille duchesse d’York (Sylvie Léonard), mère aigrie d’Edouard, George et Richard; et Anne Dexter (Marie-Pier Labrecque), sœur manchote et muette des trois frères en question, dont l’existence est niée par sa propre mère.

Le metteur en scène Denis Marleau, qui s’attaque une deuxième fois, 15 ans plus tard, à cette œuvre puissante, a compris que la force du texte, dont la langue inspirée, poétique, n’a rien de réaliste, nécessite une distribution de haut calibre pour s’incarner. La nouvelle mouture qu’il propose n’est pas sans parenté avec celle de 2005, à commencer par la scénographie à nouveau signée Michel Goulet. L’ensemble se voit supporté par des comédiennes capables de compositions singulières qui ailleurs paraîtraient forcées. Les dialogues, haletants, incisifs, drôles, désespérés, leur donnent l’occasion de déployer un jeu survolté, parfois burlesque – sauf pour Léonard et Labrecque dont les rôles commandent une autre énergie – où chacune atteint des sommets.

© Yves Renaud

Traitement royal

À vrai dire, il faudrait consacrer un paragraphe à chacune de ces interprétations… Sophie Cadieux, en Anne Warwick, femme-enfant hypocrite à la voix aiguë, étonne de maîtrise et de justesse, alors que Céline Bonnier lui offre une sœur enragée, dure, trop sûre d’elle-même au bord du gouffre qui l’attend. Monique Spaziani campe avec nuances une reine Marguerite déçue, désorientée et pleine de rancune, tandis que l’Elisabeth de Kathleen Fortin paraît toute d’un bloc, terrienne, explosive, dans la défense de son statut de souveraine en péril comme dans son amour pour ses enfants. Quant à Sylvie Léonard, elle compose une centenaire crédible, inflexible devant la fille qu’elle renie, cette Anne Dexter dans la peau de laquelle Marie-Pier Labrecque livre une prestation d’une grande intensité dramatique.

La représentation d’une heure trente se passe entièrement avec en arrière-fond la tempête qui fait rage, magnifiquement reproduite grâce à l’intégration de la vidéo – neige tombant sans s’arrêter, s’accumulant au gré des rafales de vent – au décor en paliers, percé d’ouvertures et d’escaliers que l’on monte et descend. Des hauteurs enneigées jusqu’au sous-sol où brûle un feu inquiétant, chaque personnage s’y aventurant revenant anéanti par une découverte funèbre. Il va sans dire qu’aucune de ces « reines », sauf Anne Warwick, qui accède au trône, ne sort indemne de cette nuit dite « d’Élévation » où tout s’effondre… La perte de leurs coiffes hautes, superbement symboliques, les ramène au plancher, où elles finissent autour de la nouvelle souveraine, comme mortes : image finale rappelant la conclusion de la plupart des tragédies shakespeariennes…

À voir pour le plaisir d’entendre un texte comme on en entend peu sur nos scènes – les reprises de classiques québécois sont si rares –, pour la scénographie trompeuse et fascinante, et pour ces actrices au faîte de leur art.

© Yves Renaud

Les reines

Texte : Normand Chaurette. Mise en scène : Denis Marleau. Assistance à la mise en scène : Carol-Anne Bourgon Sicard. Collaboration artistique et conception vidéo : Stéphanie Jasmin. Décor : Michel Goulet. Costumes : Ginette Noiseux. Éclairages : Marc Parent. Musique originale : Alexander MacSween. Intégration vidéo : Pierre Laniel. Maquillages : Florence Cornet. Accessoires : Karine Cusson. Avec Céline Bonnier, Sophie Cadieux, Kathleen Fortin, Marie-Pier Labrecque, Sylvie Léonard et Monique Spaziani. Une production du Théâtre du Nouveau Monde en collaboration avec UBU compagnie de création, présentée au Théâtre du Nouveau Monde jusqu’au 11 décembre 2021.