Critiques

Vega : L’art de la marche

Emily Gan

Vega est une étoile blanche, beaucoup plus puissante et lumineuse que le soleil. Visible l’été, elle est présente dans toutes les anciennes cultures, qui lui ont prêté des propriétés magiques; elle figure dans l’imaginaire du personnage de Goldorak et d’autres créatures nées de la science-fiction. Tel est le titre choisi pour représenter, sur un vaste plateau blanc et sous un cercle de projecteurs, l’univers décalé d’un monde habité par la danse, mais difficilement racontable en raison de son imprédictibilité.

Emmanuel Jouthe (Cinq humeurs, Suites perméables) rêve d’un lieu où pourraient circuler des êtres dotés d’une liberté supérieure. Autonomes, se tenant pourtant dans un lien rythmique étroit, ils participent à une composition spatiale et sonore qui les met lentement en mouvement. Sur la scène, le chorégraphe et directeur de la compagnie Danse Carpe Diem a prêté ce pouvoir de libération à quatre interprètes, responsables d’incarner leur imaginaire en improvisant sur l’espace scénique simplement contraint : ils déambulent en une ligne frontale et ordonnée, dessinant chacun un cercle qui forme quatre anneaux concentriques. La marche durera presque une heure, jusqu’à la fin de la pièce.

Emily Gan

Cette marche constitue un rituel hypnotique et entraîne le spectateur et la spectatrice dans son espace. Le déplacement est un processus simple, encore qu’il faille coordonner ses pas quand la distance à parcourir n’est pas égale. Cette matière première rappelle les promenades artistiques qui invitèrent, dès les performances urbaines des années 1960, participant·es et public à prêter une fine attention à leur environnement. La kinesthésie de la marche offre un système plastique et cinétique proche des installations d’arts visuels.

Le public assiste à ce défilé sur cette voie où les vicissitudes de la progression et de la flânerie ne lui sont accessibles que par une séparation. Figure des distances obligées, en régression sociale, en quelque sorte. Peut-on oublier dans quelles conditions se font la création et sa lecture ? Le processus réglé va se décomposer, en dépit du minimalisme. Chacun·e est seul·e dans le silence et la clarté, et il et elles doivent assumer leurs écarts comme dans le réel fracturé de notre époque.

D’abord, on assiste à des changements de place, comme une tentative de sortie de soi. Puis l’anonymat initial se transforme en petites rencontres, duos à peine suggérés. Peu à peu, la variation physique s’accentue, et marcheur et marcheuses brisent l’harmonie préalable. Ceci, sans dénaturer l’étrange sensation d’une coordination qui les unit.

Les cercles s’agrandissent, se déforment, la méditation continue de se déployer sans élaboration complexe ni rupture de l’ambiance onirique. Alors, la composition atmosphérique et lisse, ininterrompue, d’Antoine Berthiaume, compositeur féru de danse, est adaptée au minimalisme de Jouthe : elle ajoute au déplacement mental, ce qui relève du transfert d’un corps à l’autre et d’un esprit à un autre.

Le déplacement psychique

Au bord du cercle sont disposés des vêtements, des chaussures, des tissus. Ces accessoires, loin d’être brandis pour leur fonction, servent à cacher les corps sous des oripeaux qui métamorphosent les sujets et signalent la force de leur inconscient. Il est réjouissant d’assister à cette transformation où aucune des planètes de cette constellation stellaire ne prend le dessus ni ne dérape dans l’incongru. Le rituel est contenu, la divagation modérée, et l’œil qui la regarde – « cette lentille », disait Gilles Deleuze – n’est pas invité à se perdre dans l’excès.

Emily Gan

Pourtant, chaque interprète propose une image de soi s’élargissant dans sa singularité. Les couleurs, les textures, les changements de costume, les chaussures participent à cette scène vibrante, non sans humour; mais on ne rit pas. L’essentiel demeure la déambulation collective, qui fait de toute invention une aventure orbitale, soudée en son noyau.

Le cadre de cette performance suppose une grande assurance, une disponibilité entière des interprètes. L’éclairage joue un rôle important de guide et de révélateur. Les corps sont donc jetés dans l’espace archaïque de leurs sensations et de leurs apports personnels, testant leur résistance.

Qu’on pense à Henry David Thoreau et à Thomas Jefferson, le land art qu’ils ont popularisé est remplacé ici par des figures d’un marcheur et de marcheuses s’auto-enfermant dans des bulles assez angoissantes. Ce qui est arpenté est un temps ruiniforme : pour certain·es, ce sera une pétrification finale; pour d’autres, le frôlement d’une rencontre; pour le collectionneur, la collectionneuse ou le ramasseur ou la ramasseuse de chiffons, l’archive du présent est maigre, précaire, informe, dérisoire.

Le paradigme de la marche est riche, parce que vital. Difficile de contrôler un être qui se déplace ainsi, tant son corps trouve sa manière. Vega semble porter un message : illustrer la nécessité de ne pas perdre le contact organique des artistes avec le public. La douceur qu’on ressent dans la rotation domine l’étrangeté dans la pièce : le rêve in situ est donc aussi le nôtre, tableau global de nos déchirements.

Vega

Chorégraphie : Emmanuel Jouthe. Conseil artistique et répétitions : Jessica Serli. Éclairages : Paul Chambers. Composition musicale : Antoine Berthiaume. Costumes : Estelle Charon. Direction technique : Mélanie Primeau. Avec Élise Bergeron, Rosie Constant, James Phillips et Marilyne St-Sauveur. Une coproduction d’Emmanuel Jouthe/Danse Carpe Diem et de Danse-Cité, présentée au Théâtre Rouge du Conservatoire jusqu’au 28 novembre 2021.