Il y a deux ans, nous avions l’excuse de l’incertitude.
Il y a deux ans, pour qualifier ce que nous vivions, on a utilisé les mots soudain, imprévisible, inquiétant aussi, on a parlé de jamais vu et d’urgence; et nous avons compris ces mots, nous avons senti ces instincts inédits, ces instants de panique, et nous avons accepté – plus ou moins facilement – ce moment inouï. Il y a deux ans, c’était une époque où nous avions l’excuse de la nouveauté de la situation et du vertige de nos positions. Face à tout ce qui se tramait, nous avons levé les mains et posé les armes – qui sont encore posées depuis. Les théâtres se sont fermés, les manifestations culturelles se sont annulées, un couvre-feu s’est calmement institué, se réunir est lentement devenu un délit, se retrouver a fini par se clandestiniser et nous avons accepté – plus ou moins rapidement – ce mode de vie. Mais l’état d’urgence est devenu un état : le couvre-feu a été reconduit six mois durant et la fermeture des salles est devenue le réflexe pavlovien à n’importe quelle alerte. En deux ans, nous revenons à ce que par quoi nous avons commencé et nous retrouvons nos résistantes résiliences : messages pétris d’espoirs et teintés de désespoirs sur les réseaux sociaux, commentaires polémiques du genre « À bon entendeur, salut ! », apostrophes courageuses « lancées dans l’univers » et recherches de farine biologique parce qu’il ne faut pas se laisser abattre. Rien de nouveau sous le soleil : nous sommes arrivé·es à ce qui recommence.
Il y a deux ans, nous avions l’espérance des mondes nouveaux.
À venir, un monde nouveau à venir, tout en nous confinant et en nous forçant à un arrêt brusque et brutal dans notre course effrénée, la pandémie allait nous révéler (à nous-mêmes et au monde), nous transformer en quelque chose, nécessairement, de plus beau, de plus juste, de plus fort, la pandémie allait nous métamorphoser, nous et notre art : le théâtre serait, nécessairement, un théâtre différent, notre regard serait, nécessairement, plus fin et nos dramaturgies, plus complexes.
Deux ans plus tard, force est de constater, triste est de constater, qu’aucun de nos vœux, aucunes de nos promesses, pas une seule de nos utopies n’a eu lieu. Ces vœux, ces promesses, ces utopies, nous les avons dégainées, nous les premiers et premières, nous avons cru, nous en premier, à la possibilité que quelque chose change radicalement, que le monde pouvait se métamorphoser. Nous étions dans la rue, sous la neige d’un février gris, pour invoquer l’art malgré tout. Nous étions, nous les premiers et les premières, dans la vieille naïveté de Verchinine, ce vieux général dans les Trois Sœurs de Tchekhov qui, comme nous, y croyait à fond : « D’ici à deux cents, trois cents ans, la vie sur terre sera incroyablement belle, éblouissante. L’humain a besoin de cette vie-là; et s’il ne la possède pas encore, eh bien, il doit la pressentir, l’attendre, rêver, s’y préparer » [1]. Et si nous sommes parti·es en Verchinine, vieux général optimiste, nous avons terminé en Macha, jeune rêveuse désabusée, qui, dans le théâtre de Rebekka Kricheldorf, achève en disant : « Parler, parler, parler. Toujours rien que de parler, parler, parler. » [2]
Il y a deux ans, le théâtre promettait.
Mais il n’a pas tenu ses promesses. On présageait de nouvelles écritures flamboyantes (c’est sûr) lors de nos retraites forcées, on s’engageait à révolutionner nos récits dramatiques; on est même allé·es jusqu’à oser penser un changement dans nos modes de production : n’est-il pas temps, se lançait-on avec vigueur, de tout repenser, de tout reprogrammer ? Mais il n’en a rien été. À la première réouverture, on a précipité les spectacles qu’on avait en stock, un peu poussiéreux, d’une période révolue, pour les jeter sur les scènes avides : on a fait du théâtre comme on fait des nouilles ramens lyophilisées. Tout ce que 2020 n’a pu digérer, faute de temps, la rentrée 2021 a dû le bouffer; c’est sûr, il ne faut pas gâcher, money is money, and the show had to go on. Alors, bien sûr, on a essayé de coller une actualité épidémique à nos créations réchauffées, de dire les mêmes banalités comme le « réel rattrape toujours la fiction » ou « Shakespeare est tellement contemporain », d’extraire aux forceps des liens entre l’œuvre recuite et la représentation contemporaine; il a fallu rivaliser de sophismes pour se croire actuel·le, pour se faire le ou la magicien·ne que l’on se promettait d’être. On est même allé·es, summum de la résilience qui vire syndrome de Stockholm, jusqu’à louer cette période dégueulasse comme étant motrice de créativité : « Aujourd’hui, j’oserais dire que c’est tant mieux si nous avons connu de telles embûches. » [3]
Mais le théâtre n’a rien tenu, surtout pas ses promesses. Il nous a refourgué ses pièces déjà produites et ses saisons verrouillées jusqu’en 2026; il a joué ce qu’il devait jouer, il n’a pas appelé de nouveaux publics, il n’a pas ouvert ses scènes, il n’a pas élargi ses possibilités d’accueil. Le théâtre, après deux ans, a continué à jouer le jeu auquel il joue, dans la tiédeur tranquille de ses cuisines modernes.
Il y a deux ans, le théâtre agonisait.
Et maintenant, il est mort. Ce sont les mots que nous nous sommes souvent échangés : « Tu crois que le théâtre va mourir ? » Et nous riions un peu de notre capacité de sombrer dans désespoir le plus sombre, de notre formidable propension au pessimisme. Nous nous relevions bientôt, façon Bruce Lee, et nous débordions d’un enthousiasme soudain retrouvé : le théâtre a résisté à 2500 ans, aux guerres, aux épidémies, à tout un tas de périodes et de catastrophes, etc. Le théâtre ne pouvait pas mourir, non, bien sûr, il résisterait à tout.
Mais nos échanges sont de moins en moins contrebalancés par nos sursauts à la Bruce Lee, et nous commençons à lire à la lettre ce que nous pensons quand nous disons que le théâtre est mort. Nous voulons dire : une certaine idée du théâtre est en train de mourir. Une certaine utopie. Une promesse. Un vœu que le théâtre ne soit pas confisqué par des élites politiques qui se moquent complètement de ce que nous essayons de faire et que, lorsqu’elles disent, un beau jour, « Fermetures ! », nous ne nous la fermions pas. Le vœu que le théâtre ne soit pas confisqué par des théâtres et des organisations artistiques qui ne tentent rien pour se battre – la direction du Conseil québécois du théâtre (CQT) a récemment capitulé : « Est-ce qu’on va entamer une action en justice parce que les salles de spectacle sont fermées, alors que les restaurants sont ouverts ? Peut-être que ça changera, mais ça n’a jamais été dans l’état d’esprit des troupes ici » [4]. Dans quel « état d’esprit » les « troupes » d’« ici » sont-elles ? C’est de cet « état d’esprit » que le théâtre va mourir. « La directrice générale du Conseil québécois du théâtre reconnaît par ailleurs que la survie des salles de spectacle n’est pas en jeu actuellement, en raison des aides gouvernementales disponibles. » [5] C’est de cela dont on parle quand on dit que le théâtre, qu’un certain théâtre, qu’une conception du théâtre est peut-être morte.
Si le théâtre ne résiste pas à la pandémie, je veux dire s’il ne trouve pas quelque part une résistance face aux administrations, politiques et artistiques, qui veulent le river à un mode de production bourgeois, je veux dire pensé pour et par la bourgeoisie, s’il ne retrouve pas quelque part ses armes de contestation, d’avant-garde, de courage belliqueux et punk, assumant une véritable lutte esthétique et politique, s’il ne trouve pas un souffle un peu désinvolte et joyeux, alors il mourra, une certaine idée du théâtre mourra, notre idée du théâtre mourra, et alors nous serons tristes.
Notes
¹ Anton Tchekhov, Les Trois Sœurs, traduction de Françoise Morvan et André Markowicz, Montréal, Actes Sud, 1993.
² Rebekka Kricheldorf, Villa Dolorosa, traduction de Leyla-Claire Rabih et Frank Weigand, Montréal, Actes Sud, 2015.
³ Christian Saint-Pierre, « Marie-Madeleine Sarr et Bozidar Krcevinac debout au milieu des ruines », Le Devoir, 9 octobre 2021.
⁴ Étienne Paré, « Le milieu culturel proteste en Europe, mais pas au Québec », Le Devoir, 29 décembre 2021.
⁵ Idem.
Il y a deux ans, nous avions l’excuse de l’incertitude.
Il y a deux ans, pour qualifier ce que nous vivions, on a utilisé les mots soudain, imprévisible, inquiétant aussi, on a parlé de jamais vu et d’urgence; et nous avons compris ces mots, nous avons senti ces instincts inédits, ces instants de panique, et nous avons accepté – plus ou moins facilement – ce moment inouï. Il y a deux ans, c’était une époque où nous avions l’excuse de la nouveauté de la situation et du vertige de nos positions. Face à tout ce qui se tramait, nous avons levé les mains et posé les armes – qui sont encore posées depuis. Les théâtres se sont fermés, les manifestations culturelles se sont annulées, un couvre-feu s’est calmement institué, se réunir est lentement devenu un délit, se retrouver a fini par se clandestiniser et nous avons accepté – plus ou moins rapidement – ce mode de vie. Mais l’état d’urgence est devenu un état : le couvre-feu a été reconduit six mois durant et la fermeture des salles est devenue le réflexe pavlovien à n’importe quelle alerte. En deux ans, nous revenons à ce que par quoi nous avons commencé et nous retrouvons nos résistantes résiliences : messages pétris d’espoirs et teintés de désespoirs sur les réseaux sociaux, commentaires polémiques du genre « À bon entendeur, salut ! », apostrophes courageuses « lancées dans l’univers » et recherches de farine biologique parce qu’il ne faut pas se laisser abattre. Rien de nouveau sous le soleil : nous sommes arrivé·es à ce qui recommence.
Il y a deux ans, nous avions l’espérance des mondes nouveaux.
À venir, un monde nouveau à venir, tout en nous confinant et en nous forçant à un arrêt brusque et brutal dans notre course effrénée, la pandémie allait nous révéler (à nous-mêmes et au monde), nous transformer en quelque chose, nécessairement, de plus beau, de plus juste, de plus fort, la pandémie allait nous métamorphoser, nous et notre art : le théâtre serait, nécessairement, un théâtre différent, notre regard serait, nécessairement, plus fin et nos dramaturgies, plus complexes.
Deux ans plus tard, force est de constater, triste est de constater, qu’aucun de nos vœux, aucunes de nos promesses, pas une seule de nos utopies n’a eu lieu. Ces vœux, ces promesses, ces utopies, nous les avons dégainées, nous les premiers et premières, nous avons cru, nous en premier, à la possibilité que quelque chose change radicalement, que le monde pouvait se métamorphoser. Nous étions dans la rue, sous la neige d’un février gris, pour invoquer l’art malgré tout. Nous étions, nous les premiers et les premières, dans la vieille naïveté de Verchinine, ce vieux général dans les Trois Sœurs de Tchekhov qui, comme nous, y croyait à fond : « D’ici à deux cents, trois cents ans, la vie sur terre sera incroyablement belle, éblouissante. L’humain a besoin de cette vie-là; et s’il ne la possède pas encore, eh bien, il doit la pressentir, l’attendre, rêver, s’y préparer » [1]. Et si nous sommes parti·es en Verchinine, vieux général optimiste, nous avons terminé en Macha, jeune rêveuse désabusée, qui, dans le théâtre de Rebekka Kricheldorf, achève en disant : « Parler, parler, parler. Toujours rien que de parler, parler, parler. » [2]
Il y a deux ans, le théâtre promettait.
Mais il n’a pas tenu ses promesses. On présageait de nouvelles écritures flamboyantes (c’est sûr) lors de nos retraites forcées, on s’engageait à révolutionner nos récits dramatiques; on est même allé·es jusqu’à oser penser un changement dans nos modes de production : n’est-il pas temps, se lançait-on avec vigueur, de tout repenser, de tout reprogrammer ? Mais il n’en a rien été. À la première réouverture, on a précipité les spectacles qu’on avait en stock, un peu poussiéreux, d’une période révolue, pour les jeter sur les scènes avides : on a fait du théâtre comme on fait des nouilles ramens lyophilisées. Tout ce que 2020 n’a pu digérer, faute de temps, la rentrée 2021 a dû le bouffer; c’est sûr, il ne faut pas gâcher, money is money, and the show had to go on. Alors, bien sûr, on a essayé de coller une actualité épidémique à nos créations réchauffées, de dire les mêmes banalités comme le « réel rattrape toujours la fiction » ou « Shakespeare est tellement contemporain », d’extraire aux forceps des liens entre l’œuvre recuite et la représentation contemporaine; il a fallu rivaliser de sophismes pour se croire actuel·le, pour se faire le ou la magicien·ne que l’on se promettait d’être. On est même allé·es, summum de la résilience qui vire syndrome de Stockholm, jusqu’à louer cette période dégueulasse comme étant motrice de créativité : « Aujourd’hui, j’oserais dire que c’est tant mieux si nous avons connu de telles embûches. » [3]
Mais le théâtre n’a rien tenu, surtout pas ses promesses. Il nous a refourgué ses pièces déjà produites et ses saisons verrouillées jusqu’en 2026; il a joué ce qu’il devait jouer, il n’a pas appelé de nouveaux publics, il n’a pas ouvert ses scènes, il n’a pas élargi ses possibilités d’accueil. Le théâtre, après deux ans, a continué à jouer le jeu auquel il joue, dans la tiédeur tranquille de ses cuisines modernes.
Il y a deux ans, le théâtre agonisait.
Et maintenant, il est mort. Ce sont les mots que nous nous sommes souvent échangés : « Tu crois que le théâtre va mourir ? » Et nous riions un peu de notre capacité de sombrer dans désespoir le plus sombre, de notre formidable propension au pessimisme. Nous nous relevions bientôt, façon Bruce Lee, et nous débordions d’un enthousiasme soudain retrouvé : le théâtre a résisté à 2500 ans, aux guerres, aux épidémies, à tout un tas de périodes et de catastrophes, etc. Le théâtre ne pouvait pas mourir, non, bien sûr, il résisterait à tout.
Mais nos échanges sont de moins en moins contrebalancés par nos sursauts à la Bruce Lee, et nous commençons à lire à la lettre ce que nous pensons quand nous disons que le théâtre est mort. Nous voulons dire : une certaine idée du théâtre est en train de mourir. Une certaine utopie. Une promesse. Un vœu que le théâtre ne soit pas confisqué par des élites politiques qui se moquent complètement de ce que nous essayons de faire et que, lorsqu’elles disent, un beau jour, « Fermetures ! », nous ne nous la fermions pas. Le vœu que le théâtre ne soit pas confisqué par des théâtres et des organisations artistiques qui ne tentent rien pour se battre – la direction du Conseil québécois du théâtre (CQT) a récemment capitulé : « Est-ce qu’on va entamer une action en justice parce que les salles de spectacle sont fermées, alors que les restaurants sont ouverts ? Peut-être que ça changera, mais ça n’a jamais été dans l’état d’esprit des troupes ici » [4]. Dans quel « état d’esprit » les « troupes » d’« ici » sont-elles ? C’est de cet « état d’esprit » que le théâtre va mourir. « La directrice générale du Conseil québécois du théâtre reconnaît par ailleurs que la survie des salles de spectacle n’est pas en jeu actuellement, en raison des aides gouvernementales disponibles. » [5] C’est de cela dont on parle quand on dit que le théâtre, qu’un certain théâtre, qu’une conception du théâtre est peut-être morte.
Si le théâtre ne résiste pas à la pandémie, je veux dire s’il ne trouve pas quelque part une résistance face aux administrations, politiques et artistiques, qui veulent le river à un mode de production bourgeois, je veux dire pensé pour et par la bourgeoisie, s’il ne retrouve pas quelque part ses armes de contestation, d’avant-garde, de courage belliqueux et punk, assumant une véritable lutte esthétique et politique, s’il ne trouve pas un souffle un peu désinvolte et joyeux, alors il mourra, une certaine idée du théâtre mourra, notre idée du théâtre mourra, et alors nous serons tristes.
Notes
¹ Anton Tchekhov, Les Trois Sœurs, traduction de Françoise Morvan et André Markowicz, Montréal, Actes Sud, 1993.
² Rebekka Kricheldorf, Villa Dolorosa, traduction de Leyla-Claire Rabih et Frank Weigand, Montréal, Actes Sud, 2015.
³ Christian Saint-Pierre, « Marie-Madeleine Sarr et Bozidar Krcevinac debout au milieu des ruines », Le Devoir, 9 octobre 2021.
⁴ Étienne Paré, « Le milieu culturel proteste en Europe, mais pas au Québec », Le Devoir, 29 décembre 2021.
⁵ Idem.