C’est devant des interprètes bouillonnant·es de retrouver une pièce avortée en 2020, pour des raisons qui nous sont maintenant plus que familières, que le public prend place. Christian Lapointe puise une fois de plus dans le répertoire du dramaturge britannique Martin Crimp, en traduisant et en mettant en scène le texte Quand nous nous serons suffisamment torturés, lui-même librement inspiré du controversé roman Pamela ou la vertu récompensée de Samuel Richardson. Lapointe n’est donc pas étranger à la cruauté et à la violence en filigrane dans l’œuvre de Crimp, et ses mises en scène réussissent, à tous les coups, à matérialiser une langue qui se brandit comme un poignard, comme une épée sortie de son fourreau.
Pamela (Céline Bonnier) est enfermée dans sa chambre, séquestrée par un homme (Emmanuel Schwartz), dont l’obsession du pouvoir cache un trouble et une impuissance équivoques. Elle n’a comme seul contact avec l’extérieur que les quelques rencontres avec la fille adolescente de l’homme (Laura Côté-Bilodeau) et la femme de chambre (Lise Castonguay), que les tirades de son bourreau, que ses discours aliénants, portant pour la plupart sur ce qui distingue l’homme de la femme et dans lesquels il se complaît. En 12 tableaux est jouée et rejouée cette réclusion relationnelle, sociale et intellectuelle, exacerbée par un astucieux dispositif de projection en temps réel.
Une caméra sur roulettes observe et enregistre chaque tableau. Les images qu’elle capte sont projetées sur un voile tiré entre le public et la scène. En ce sens, une troisième instance s’immisce dans la chambre; un personnage créé de toute pièce par la mise en scène, qui introduit l’idée d’un théâtre dans le théâtre, d’une mise en spectacle dans le spectacle. Pourquoi donner au public l’accès à l’œil de cette caméra, au-delà du déploiement d’une scène tridimensionnelle ? C’est dans cette particularité de Quand nous nous serons suffisamment torturés que la complexité du texte de Crimp rejoint celle du travail de Lapointe. Les thématiques de la parole opposée à l’action et du fossé entre penser et dire sont récurrentes dans les discours tenus par les personnages. À travers un sarcasme et un humour ravageurs, l’énonciation prend ses distances de l’énoncé, se place au-dessus d’elle, tapie dans un second degré, comme le fait la caméra devant Pamela, et le public devant l’écran. Ainsi transposée à la mise en scène, cette distance filtre la violence des propos, parfois jusqu’à semer des éclats de rire.
Regarder, dire, faire, dire
En effet, dans Quand nous nous serons suffisamment torturés, il est toujours question de dire, de dire encore, de répéter pour mener une parole à terme contre vents et marrées. Mu par un ardent désir qui le pousse à contrôler ce qu’il aime, l’homme ordonne et menace la femme qu’il tient enfermée, donnant lieu à de virulentes luttes à propos des différences de genre et de classe qui peuvent régner au sein d’un tel couple. Or, contrairement à l’habitude, où parler entraîne une transformation dans le réel, la chambre de Pamela semble être un lieu où cette parole est arrêtée dans sa course par le jeu de regards instauré par la caméra. Qui regarde réellement ? Qui est réellement regardé ? Deux interrogations qui participent à construire l’univers paradoxal de la pièce, à mi-chemin entre un voyeurisme pervers et un mystère opaque. Le jeu corporel et l’effort d’énonciation sont si bien maîtrisés par les interprètes, qu’il et elle se fondent l’un dans l’autre, faisant du corps un véritable langage et de la parole, une arme tangible. À travers ce qui prend parfois l’allure de jeux de rôles érotiques, toute violence physique, tout contact, qu’il s’agisse d’un coup ou d’un baiser, achoppe et se réincarne dans la bouche des personnages.
Il est donc indéniable que Christian Lapointe a su remarquablement traduire la forme fracassante du texte de Martin Crimp, mais qu’en est-il de la fable ? Pamela ou la vertu récompensée serait-il un roman à l’impossible contemporanéité ? Bien que la pièce tente de décloisonner les discours de domination, notamment en inversant quelquefois les rôles entre l’homme et la femme, plusieurs thématiques semblent non motivées; elles surgissent subitement dans le récit sans aucun prélude, ou, lorsque ce n’est pas le cas, elles font appel à des enjeux qui, sans être derrière nous, méritent d’être abordés de façon plus délicate, plus complexe. Il suffit de penser aux discours sur la culture du viol ou sur la grossophobie. Malgré l’adresse de la mise en scène et le jeu impeccable des interprètes, Quand nous nous serons suffisamment torturés laisse planer le doute : il apparaît vraisemblable qu’aucun apport féminin ne se soit glissé dans le processus de création, dans la transformation du texte, de Samuel Richardson, à Martin Crimp, à Christian Lapointe.
Texte : Martin Crimp. Traduction et mise en scène : Christian Lapointe. Assistance à la mise en scène : Emanuelle Kirouac-Sanche. Dramaturgie : Andréane Roy. Intégration vidéo : Lionel Arnould. Lumières : Anne-Marie Rodrigue Lecours. Costumes : Virginie Leclerc. Décor et accessoires : Claire Renaud. Musique : Nicolas Basque. Intégration sonore : Gabriel Filiatrault. Avec Céline Bonnier, Emmanuel Schwartz, Lise Castonguay et Laura Côté-Bilodeau. Une coproduction du Groupe de la Veillée et de Carte Blanche, présentée au Théâtre Prospero jusqu’au 5 mars 2022.
C’est devant des interprètes bouillonnant·es de retrouver une pièce avortée en 2020, pour des raisons qui nous sont maintenant plus que familières, que le public prend place. Christian Lapointe puise une fois de plus dans le répertoire du dramaturge britannique Martin Crimp, en traduisant et en mettant en scène le texte Quand nous nous serons suffisamment torturés, lui-même librement inspiré du controversé roman Pamela ou la vertu récompensée de Samuel Richardson. Lapointe n’est donc pas étranger à la cruauté et à la violence en filigrane dans l’œuvre de Crimp, et ses mises en scène réussissent, à tous les coups, à matérialiser une langue qui se brandit comme un poignard, comme une épée sortie de son fourreau.
Pamela (Céline Bonnier) est enfermée dans sa chambre, séquestrée par un homme (Emmanuel Schwartz), dont l’obsession du pouvoir cache un trouble et une impuissance équivoques. Elle n’a comme seul contact avec l’extérieur que les quelques rencontres avec la fille adolescente de l’homme (Laura Côté-Bilodeau) et la femme de chambre (Lise Castonguay), que les tirades de son bourreau, que ses discours aliénants, portant pour la plupart sur ce qui distingue l’homme de la femme et dans lesquels il se complaît. En 12 tableaux est jouée et rejouée cette réclusion relationnelle, sociale et intellectuelle, exacerbée par un astucieux dispositif de projection en temps réel.
Une caméra sur roulettes observe et enregistre chaque tableau. Les images qu’elle capte sont projetées sur un voile tiré entre le public et la scène. En ce sens, une troisième instance s’immisce dans la chambre; un personnage créé de toute pièce par la mise en scène, qui introduit l’idée d’un théâtre dans le théâtre, d’une mise en spectacle dans le spectacle. Pourquoi donner au public l’accès à l’œil de cette caméra, au-delà du déploiement d’une scène tridimensionnelle ? C’est dans cette particularité de Quand nous nous serons suffisamment torturés que la complexité du texte de Crimp rejoint celle du travail de Lapointe. Les thématiques de la parole opposée à l’action et du fossé entre penser et dire sont récurrentes dans les discours tenus par les personnages. À travers un sarcasme et un humour ravageurs, l’énonciation prend ses distances de l’énoncé, se place au-dessus d’elle, tapie dans un second degré, comme le fait la caméra devant Pamela, et le public devant l’écran. Ainsi transposée à la mise en scène, cette distance filtre la violence des propos, parfois jusqu’à semer des éclats de rire.
Regarder, dire, faire, dire
En effet, dans Quand nous nous serons suffisamment torturés, il est toujours question de dire, de dire encore, de répéter pour mener une parole à terme contre vents et marrées. Mu par un ardent désir qui le pousse à contrôler ce qu’il aime, l’homme ordonne et menace la femme qu’il tient enfermée, donnant lieu à de virulentes luttes à propos des différences de genre et de classe qui peuvent régner au sein d’un tel couple. Or, contrairement à l’habitude, où parler entraîne une transformation dans le réel, la chambre de Pamela semble être un lieu où cette parole est arrêtée dans sa course par le jeu de regards instauré par la caméra. Qui regarde réellement ? Qui est réellement regardé ? Deux interrogations qui participent à construire l’univers paradoxal de la pièce, à mi-chemin entre un voyeurisme pervers et un mystère opaque. Le jeu corporel et l’effort d’énonciation sont si bien maîtrisés par les interprètes, qu’il et elle se fondent l’un dans l’autre, faisant du corps un véritable langage et de la parole, une arme tangible. À travers ce qui prend parfois l’allure de jeux de rôles érotiques, toute violence physique, tout contact, qu’il s’agisse d’un coup ou d’un baiser, achoppe et se réincarne dans la bouche des personnages.
Il est donc indéniable que Christian Lapointe a su remarquablement traduire la forme fracassante du texte de Martin Crimp, mais qu’en est-il de la fable ? Pamela ou la vertu récompensée serait-il un roman à l’impossible contemporanéité ? Bien que la pièce tente de décloisonner les discours de domination, notamment en inversant quelquefois les rôles entre l’homme et la femme, plusieurs thématiques semblent non motivées; elles surgissent subitement dans le récit sans aucun prélude, ou, lorsque ce n’est pas le cas, elles font appel à des enjeux qui, sans être derrière nous, méritent d’être abordés de façon plus délicate, plus complexe. Il suffit de penser aux discours sur la culture du viol ou sur la grossophobie. Malgré l’adresse de la mise en scène et le jeu impeccable des interprètes, Quand nous nous serons suffisamment torturés laisse planer le doute : il apparaît vraisemblable qu’aucun apport féminin ne se soit glissé dans le processus de création, dans la transformation du texte, de Samuel Richardson, à Martin Crimp, à Christian Lapointe.
Quand nous nous serons suffisamment torturés
Texte : Martin Crimp. Traduction et mise en scène : Christian Lapointe. Assistance à la mise en scène : Emanuelle Kirouac-Sanche. Dramaturgie : Andréane Roy. Intégration vidéo : Lionel Arnould. Lumières : Anne-Marie Rodrigue Lecours. Costumes : Virginie Leclerc. Décor et accessoires : Claire Renaud. Musique : Nicolas Basque. Intégration sonore : Gabriel Filiatrault. Avec Céline Bonnier, Emmanuel Schwartz, Lise Castonguay et Laura Côté-Bilodeau. Une coproduction du Groupe de la Veillée et de Carte Blanche, présentée au Théâtre Prospero jusqu’au 5 mars 2022.