Critiques

Au sommet de la montagne : Les multiples facettes de Martin Luther King

© Danny Taillon

Fidèles au répertoire anglo-saxon, les directeurs artistiques du théâtre Duceppe, David Laurin et Jean-Simon Traversy, ont opté pour une voix plutôt politisée avec celle de l’autrice américaine Katori Hall, récipiendaire du prix Pulitzer de l’œuvre théâtrale, en 2021, pour The Hot Wing King, où elle s’intéresse à la masculinité à travers un couple gai afrodescendant. Dans Au sommet de la montagne, créée à Londres en 2009, la cause des Afro-Américain·es fait l’objet d’un débat houleux dans la tête de son plus grand défenseur, Martin Luther King. La dramaturge a imaginé la dernière nuit du célèbre pasteur dans la chambre du Lorraine Motel (Memphis) où il a été assassiné, le 3 avril 1968, à l’âge de 39 ans. La pièce est magnifiquement traduite par Edith Kabuya, Québécoise d’origine congolaise mieux connue pour ses excellentes séries de romans jeunesse Les Maudits et Victoire-Divine.

Après avoir prononcé I’ve been to the mountaintop devant une assemblée d’éboueurs en grève, King a un autre discours à écrire, et il sera accompagné par une mystérieuse femme de chambre dans son brassage d’idées. Qui est cette femme qui joue le jeu de la séduction et qui affiche des vues autrement plus radicales que celles de l’activiste pacifiste, allant même jusqu’à lui reprocher l’organisation de ses marches, qu’elles trouvent parfaitement inutiles ? Comment est-il possible qu’une employée en service passe deux heures, pendant son quart de travail, à discuter, rire, fumer des cigarettes et boire du fort, sans que cela n’apparaisse complètement invraisemblable ? Est-elle membre du Black Panther Party ? Ou du FBI ? Est-elle celle qui est chargée de lui faire la peau ou est-elle le fruit de l’imagination de Martin Luther King dialoguant avec lui-même ?

Quoi qu’il en soit, les deux interprètes, Sharon James et Didier Lucien, incarnent avec une belle complicité ludique les deux protagonistes qui se livrent à des échanges sur différents modes : de pures banalités, au début, on passe  au flirt franchement assumé, puis à la moquerie réciproque, pour, finalement, et c’est là le plus intéressant, exposer leurs points de vue respectifs sur l’intégration des Noir·es et, par conséquent, sur le sort qui doit être réservé aux Blancs et aux Blanches. Dans un discours enflammé, Camae (Carrie Mae) en arrive à la conclusion qu’ « il faut tuer les Blancs ». « Fuck les Blancs ! », vocifère-t-elle, debout sur le lit, ce à quoi le militant pacifiste répond « l’amour est l’arme la plus radicale qui existe ».

Ce qu’il y a de plus remarquable dans le texte de Hall, c’est qu’elle nous donne accès à la pensée d’un des plus grands humanistes du 20e siècle, influencé par Gandhi pour la paix et par Thoreau pour la désobéissance civile, et elle n’hésite pas à nous le présenter d’abord comme un humain avec ses défauts : il pue des pieds, il a des trous dans ses bas, il fume cigarette sur cigarette et il a peur. Or, celle-ci est fondée. Son combat dérange et il est constamment la cible de ses détracteurs et détractrices, en plus d’être fiché par le FBI. L’autrice a donc échappé au piège d’en faire un saint, dans un récit hagiographique qui aurait pu s’avérer des plus ennuyants.

© Danny Taillon

Une vision traditionnelle

Il est évident que ce texte a dû présenter un défi considérable à la metteure en scène Catherine Vidal. Difficile, en effet, d’outrepasser le caractère plutôt conventionnel imposé par la forme : une situation unique, un homme et une femme qui dialoguent dans une chambre d’hôtel. Elle réussit en partie à transgresser cet univers hyperréaliste. D’abord, à l’aide de la scénographie de Geneviève Lizotte, qui a choisi de placer cette chambre beige et brune, comme on en voit dans toutes les grandes chaînes hôtelières sur la planète, dans un immense cube rectangulaire, lui donnant ainsi une certaine élégance tout en conservant sa facture modeste, à l’instar du célèbre prêcheur qui y vivra sa dernière nuit. Puis, grâce aux éclairages de Martin Labrecque, qui arrivent à métamorphoser cet espace banal au moment opportun. Le passage le plus spectaculaire survient à la toute fin de la pièce, alors que le décor se transforme pour nous amener dans une autre dimension et nous diriger vers une conclusion franchement efficace, tout en images projetées à la grandeur de la scène.

Ce texte nous fait découvrir que Martin Luther King ne fut pas que l’auteur du fameux I Have a Dream et que sa lutte englobait beaucoup plus que l’émancipation des Noir·es. Il s’est porté à la défense des pauvres et s’est opposé farouchement à la guerre du Viêt Nam. De plus, quel bonheur de voir sur scène les artistes de grand talent que sont Didier Lucien et Sharon James, offrant une performance tout en nuances, qui mérite qu’on leur réserve une plus grande place sur nos scènes puisqu’il et elle ont l’étoffe des plus riches et imposants personnages de théâtre, et que le théâtre permet justement de se glisser dans la peau de l’autre, peu importe le genre et l’origine de l’interprète.

Au sommet de la montagne

Texte : Katori Hall. Mise en scène : Catherine Vidal. Traduction : Edith Kabuya. Décor : Geneviève Lizotte. Costumes : Ange Blédja. Éclairages : Martin Labrecque. Musique : Francis Rossignol. Conception vidéo : Gaspard Philippe, Thomas Payette / minari. Accessoires : Carol-Anne Bourgon Sicard. Maquillages et coiffures : Justine Denoncourt-Bélanger. Assistance à la mise en scène : Alexandra Sutto. Avec Sharon James et Didier Lucien. Une production du théâtre Duceppe, présentée au Théâtre Jean-Duceppe de la Place des Arts jusqu’au 26 mars 2022.

Jean-Claude Côté

À propos de

Collaborateur de JEU depuis 2016, il a enseigné le théâtre au Cégep de Saint-Hyacinthe et au Collège Shawinigan. Il a également occupé pendant six ans les fonctions de chroniqueur, critique et animateur à Radio Centre-Ville.