Critiques

Run de lait : Le beurre et l’argent du beurre

© Stéphane Bourgeois

En acceptant une commande pour une communication de dix minutes sur la détresse des producteurs et productrices de lait au Québec, Justin Laramée ne se doutait pas qu’il serait happé par ce sujet… bouleversant. Cinq ans plus tard, après avoir suivi la filière laitière de la production à la consommation, il monte sur la scène pour nous présenter le parcours de l’ignorant qui veut comprendre. Parcours auquel le public peut facilement s’identifier. Sa première rencontre avec la jeune veuve d’un producteur, qui s’était suicidé au bout de leur rêve, l’aspire dans la spirale de l’industrie laitière. Laramée a consacré ces cinq années à décortiquer l’état de la situation chez les agriculteurs et agricultrices qui alimentent le Québec avec une production exceptionnelle de lait, de yogourt, de fromage, dont les consommateurs et consommatrices ne pourraient plus se passer.

Laramée et ses complices, dont Olivier Normand à la mise en scène, Marie-Renée Bourget Harvey à la scénographie et le musicien et avocat du diable Benoît Côté, ont inventé une machinerie irrésistible qui emporte le public dans le complexe engrenage du lait et de ses dérivés. Les dizaines de témoins interrogés sont personnifiés par des haut-parleurs sur roulette que le comédien déplace au fil de son enquête. Ce dispositif simple et très efficace lui laisse toute liberté pour faire apparaître et se rencontrer producteurs et productrices, transformateurs, veuves, syndicats, ministres, écologistes. Le sujet est lourd et dense : la production, les normes ministérielles, les classes de lait, la transformation, la déconstruction et la reconstruction de la matière brute, la vie des vaches et de leurs veaux, l’ALENA, les quotas, le passage aux douanes de produits états-uniens douteux… Un véritable labyrinthe dont on ne sort pas indemne.

© Stéphane Bourgeois

Le conférencier polymorphe

Justin Laramée joue Justin Laramée : acteur, auteur, recherchiste, documentariste, citoyen, consommateur, conférencier, père de famille. Ce théâtre documentaire fait bien sûr penser à J’aime Hydro, mais aussi aux productions d’Alexandre Fecteau dont le théâtre a fait école (Changing Room, Le NoShow, Hôtel-Dieu). Laramée, bien appuyé par Benoît Côté, glisse d’une posture à l’autre, dialogue avec les haut-parleurs, se fait interpeller par ses enfants et sa femme, promu·es protagonistes par la force de choses, s’introduit lui-même dans un haut-parleur et laisse son corps à l’interviewé. Il dynamise la scène par un roulement soutenu entre lui, sa famille, son acolyte batteur et claviériste, et les intervenants et intervenantes du milieu, dans une sorte de chassé-croisé où temps et lieux s’entrechoquent à l’occasion, aux limites entre le réel et le fictif.  Le texte se déploie sur deux niveaux : d’une part, les témoignages et les effets de cette recherche sur le quotidien familial et, d’autre part, une réflexion à vif sur la prise de conscience engendrée par ce projet. Celle-ci se manifeste par des dialogues parfois virulents avec son partenaire de scène.

Le monde de la production laitière est un écheveau dont les fils sont sur le point de se rompre. Les forces du marché, atténuées historiquement par des interventions étatiques, placent le Québec dans une situation périlleuse où la social-démocratie est mise à mal.  Alors cohabitent, ici, des aberrations scandaleuses. Ce que Run de lait fait ressortir sans équivoque. Il y a des choses pas très nettes au royaume de la vache, et l’industrie, se retranchant derrière les lois du marché, alimente le sentiment de culpabilité du consommateur et de la consommatrice.

Run de lait, malgré son humour et sa légèreté apparente, est un véritable coup de poing. Dans tout ce qui touche les productions industrielles, nous savons bien qu’il y a toujours anguille sous roche. Et celle-ci, débusquée à partir d’un taux de suicide inquiétant chez les agriculteurs et les agricultrices, nous fait découvrir les dommages collatéraux liés au fait que du lait aboutit sur notre table. Un spectacle dérangeant, mais indispensable, à ranger du côté de la critique écologique de l’industrie alimentaire planétaire. Plus de deux heures continues qui passent en coup de vent.

© Stéphane Bourgeois

Run de lait

Texte : Justin Laramée. Mise en scène : Justin Laramée et Olivier Normand. Assistance à la mise en scène : Jacinthe Nepveu. Scénographie et costumes : Marie-Renée Bourget Harvey. Éclairages : Nyco Desmeules. Conception sonore : Benoît Côté. Avec Justin Laramée et Benoît Côté. Une coproduction du Théâtre du Trident et de VA Arts vivants, présentée au Théâtre du Trident jusqu’au 26 mars 2022.