Critiques

Sappho : Une maison aux mille visages

Sur les planches du Théâtre de Quat’Sous renaît, en ce moment, la mythique poétesse Sappho, accompagnée de ses héritières. Les créatrices Marie-Ève Milot et Marie-Claude Saint-Laurent ont ressorti du passé cette figure de l’Antiquité grecque dont l’Histoire s’est assurée d’effacer les traces, et c’est avec l’appui de cinq comédiennes qu’elles vont tenter de lui restituer un visage.

Yanick Macdonald

Le récit prend place dans une Montréal contemporaine, chez Denise, incarnée par Muriel Dutil, dont les portes de la maison sont toujours ouvertes à celles qui ont besoin d’un refuge. Les femmes de passages sont en peine d’amour, en quête d’un espace où créer ou exprimer leur colère et, ensemble, elles essaient de s’aider à aller mieux tout en se remémorant la vie de Sappho, la prenant comme modèle de liberté et de courage.

Dutil, presque toujours sur scène, dans ses robes aux tissus vaporeux, porte cette histoire sur son dos. Entourée de ses quatre protégées, elle les guide vers la parole, trace des chemins pour celles qui sont perdues et se raconte, en poétesse, en mère, en amante; elle s’écrit devant nous. Très souvent sur un ton cynique, l’héroïne transforme les drames en rire, allège les larmes et les cris par ses mots à la fois drôles et rassurants. L’aplomb et l’énergie, l’expérience s’entremêlant sublimement à la vivacité du talent de son interprète sont impressionnants.

Des histoires sous le papier peint

Dans sa résidence du quartier Hochelaga, Denise porte plusieurs chapeaux. À la fois maîtresse de maison et ancienne tenancière de bar, elle ne se cantonne à aucun rôle. Elle accompagne ses protégées sans être moralisatrice, elle les rassure sans être trop maternelle. Elle agit comme une figure complexe et multiple, et c’est là la force du texte de Saint-Laurent et de Milot : les personnages ne s’enferment pas dans les clichés, ils se contredisent, évoluent dans la nuance et se nourrissent de ces divers « moi » qui les habitent. Comme Sappho, dont les contours sont flous et difficiles à cerner, Sasha, Joris, Ariane et Chloé se dessinent des visages, tracent des lignes fines entre l’amour et l’amitié, et apprennent à jouer aux frontières des relations, explorant avec bienveillance le désir entre femmes. Elles ont droit à l’erreur, aux essais, elles mentent tout en se disant vrai.

Yanick Macdonald

Les murs de la maison, érigés par la scénographe Anne-Sophie Gaudet, encadrent à merveille les personnages. Dans des teintes rappelant celles du désert, douces et terreuses, le papier peint tombe du plafond, le tapis de laine grise déborde de la scène, les textures atteignent presque le public, comme une caresse ou une invitation à entrer. Sur un des morceaux de mur, des projections orchestrées par Alix Mouysset s’animent au fil du récit de la vie de Sappho. Les croquis en acétates accompagnent la narration, leur abstraction mettant en exergue l’impossibilité de dresser un portrait unidimensionnel de la poétesse. Le décor englobe, il offre aux personnages un espace à la fois créatif et plein de failles, à l’image de ce qu’ils sont.

Cependant, la mise en commun des différents éléments du spectacle est malheureusement peu fluide. Entre les récits sur Sappho, souvent très précipités, et les conflits du temps présent se déroulant dans la maison de Denise, les scènes se succèdent rapidement et d’une manière un peu monotone. Pour un récit de deux heures, le rythme aurait pu être plus lent, car il est parfois difficile de s’immerger dans le magnifique univers de Saint-Laurent et Milot, les multiples changements de scènes brisant la concentration du public. Malgré cette maladresse dans la mise en scène, Sappho n’en reste pas moins une œuvre vibrante, dont les fissures donnent à voir son humanité.

Sappho

Texte : Marie-Claude Saint-Laurent et Marie-Ève Milot. Mise en scène : Marie-Ève Milot. Assistance à la mise en scène et régie : Josianne Dulong-Savignac. Dramaturgie : Josianne Dulong-Savignac, Marie-Claude Garneau et Dona-Bella Kassab. Décor : Anne-Sophie Gaudet. Assistance au décor : Marianne Lonergan. Lumières : Martin Sirois. Costumes : Cynthia St-Gelais. Assistance aux costumes : Estelle Charron. Musique : Antoine Berthiaume. Rétroprojecteur et illustrations : Alix Mouysset. Mouvements : Anne Thériault. Percussions et voix : Vagelis Karipis. Composition vocale et chant : Erini. Kemenche et voix : Chrysanthi Gkika. Maquillages et coiffures : Justine Denoncourt-Bélanger. Avec Muriel Dutil, Florence Blain Mbaye, Nathalie Claude, Katia Lévesque et Alix Mouysset. Une coproduction du Théâtre de Quat’Sous et du Théâtre de l’Affamée, présentée au Théâtre de Quat’Sous jusqu’au 2 avril 2022.