Les textes de Sarah Kane n’arrêteront jamais de nous surprendre par leur capacité à exprimer les abysses de l’âme humaine, à explorer ses coins les plus tordus et les plus sombres. Ils sont un terreau fertile pour toute créatrice ou tout créateur désirant travailler la détresse, la violence et la mort de manière expérimentale puisque les partitions composées avec soin par cette écrivaine de l’innommable, emportée bien trop tôt, appellent une vision forcément décalée du spectacle traditionnel. Manque, présentée dans la petite salle de l’Usine C le temps (trop court) de quelques soirées, en est un brillant exemple.
Parmi les diamants noirs que l’autrice britannique a semés sur sa route, cette pièce, son avant-dernière, est un texte particulièrement difficile qui présente un flot de paroles déconstruites, reproduisant les flux des pensées de quatre personnages, rappelant Les Vagues de Virginia Woolf ou les derniers romans de Marie- Claire Blais. On ne peut pas non plus s’empêcher de le lier au destin de Kane qu’on retrouvera pendue avec ses lacets sur le crochet d’une porte.
Pourquoi mentionner ce détail scabreux ? Parce que la pièce est à l’avenant et véhicule des propos extrêmes qui pourraient décontenancer, voire choquer, plus d’une personne. Il y est question de viol, de pédophilie, d’inceste, de toxicomanie, de suicide, dans une mise en scène déstabilisante, proche de l’installation, qui met de l’avant la confrontation entre des individus dépersonnalisés (identifiés seulement par une lettre dans le texte).
Homogénéité
Le succès de ce spectacle réside dans l’extrême cohérence entre les différents éléments qui le composent. L’espace scénique est un couloir des deux côtés duquel le public est placé. Des rideaux blancs légers sont disposés au-dessus des têtes; y sont projetés des gros plans des acteurs et des actrices (surtout de Fanny Migneault-Lecavalier, couchée au centre de l’aire de jeu) grâce à la caméra, posée par terre, qu’ils et elles manipulent. Ces gros plans sont déformés par les plis du tissu qui apportent une dimension intime – il pourrait s’agir de l’image mentale que les personnages ont d’eux et d’elles-mêmes : des individus détruits, abîmés, tordus par les souffrances physiques et psychologiques.
Accentuant les ombres, l’éclairage cache en partie les visages, souvent dissimulés, de surcroît, par des capuches. Des rubans de fumée viennent ajouter de l’opacité à cet univers. Dans cette allée sombre, on distingue mal qui parle, d’autant plus que les quatre interprètes sont muni·es de micros qui donnent l’impression que les voix proviennent d’en dehors de la scène. Cela devient toutefois plus clair au fur et à mesure, jusqu’à l’acmé.
L’environnement sonore fait la part belle aux basses profondes. Quand s’y ajoutent, de temps à autre, des extraits de chansons jazz populaires jouées sur une radiocassette posée par terre à côté de la caméra, l’ensemble se fait étanche, acouphénique, fantomatique et menaçant.
Le peu de mouvement des quatre interprètes met l’accent sur leurs voix et leurs paroles, placées au cœur de tout ce dispositif dans lequel elles se noient et se débattent. La soirée de la première, quelques hésitations pouvaient être entendues par-ci, par-là. C’est que la rapidité dans l’enchaînement des répliques, généralement fort courtes, a une telle importance qu’il doit être particulièrement complexe de savoir qui parle après qui et à quel moment. Chapeau à eux et elles de réussir cet exercice périlleux, à quelques détails près.
Aucune emphase dans ces répliques, elle serait malvenue. Plutôt, on y entend l’expression d’une douleur intérieure qui peine à s’extérioriser, où les cris se transforment en sanglots, où l’on sent les fêlures et les tourments, où l’on n’entrevoit aucune issue. Quand le silence tombe, il résonne, s’étend, perdure, rend mal à l’aise.
La performance ne durant qu’une heure, et son contenu étant si dense, l’envie se manifeste de la voir à nouveau, et immédiatement, comme on pourrait le faire dans un musée d’art contemporain ou une galerie, par exemple. On en sort sonné·e, interloqué·e, et pour certain·es, séduit·e, presque en manque.
Texte : Sarah Kane. Traduction : Philippe Ducros. Mise en scène : Alexa-Jeanne Dubé et Patrick R. Lacharité. Dramaturgie : William Durbeau. Scénographie : Margot Lacoste. Éclairages : Julie Basse et Joëlle Leblanc. Son : Joël Lavoie. Vidéo : Julien Blais. Régie : Marie-Frédérique Gravel. Direction technique : Marc-Antoine Sirois. Avec Fanny Migneault-Lecavalier, Isabelle Miquelon, David Strasbourg et Alex Trahan. Une production de La Fratrie, présentée à l’Usine C jusqu’au 9 avril 2022.
Les textes de Sarah Kane n’arrêteront jamais de nous surprendre par leur capacité à exprimer les abysses de l’âme humaine, à explorer ses coins les plus tordus et les plus sombres. Ils sont un terreau fertile pour toute créatrice ou tout créateur désirant travailler la détresse, la violence et la mort de manière expérimentale puisque les partitions composées avec soin par cette écrivaine de l’innommable, emportée bien trop tôt, appellent une vision forcément décalée du spectacle traditionnel. Manque, présentée dans la petite salle de l’Usine C le temps (trop court) de quelques soirées, en est un brillant exemple.
Parmi les diamants noirs que l’autrice britannique a semés sur sa route, cette pièce, son avant-dernière, est un texte particulièrement difficile qui présente un flot de paroles déconstruites, reproduisant les flux des pensées de quatre personnages, rappelant Les Vagues de Virginia Woolf ou les derniers romans de Marie- Claire Blais. On ne peut pas non plus s’empêcher de le lier au destin de Kane qu’on retrouvera pendue avec ses lacets sur le crochet d’une porte.
Pourquoi mentionner ce détail scabreux ? Parce que la pièce est à l’avenant et véhicule des propos extrêmes qui pourraient décontenancer, voire choquer, plus d’une personne. Il y est question de viol, de pédophilie, d’inceste, de toxicomanie, de suicide, dans une mise en scène déstabilisante, proche de l’installation, qui met de l’avant la confrontation entre des individus dépersonnalisés (identifiés seulement par une lettre dans le texte).
Homogénéité
Le succès de ce spectacle réside dans l’extrême cohérence entre les différents éléments qui le composent. L’espace scénique est un couloir des deux côtés duquel le public est placé. Des rideaux blancs légers sont disposés au-dessus des têtes; y sont projetés des gros plans des acteurs et des actrices (surtout de Fanny Migneault-Lecavalier, couchée au centre de l’aire de jeu) grâce à la caméra, posée par terre, qu’ils et elles manipulent. Ces gros plans sont déformés par les plis du tissu qui apportent une dimension intime – il pourrait s’agir de l’image mentale que les personnages ont d’eux et d’elles-mêmes : des individus détruits, abîmés, tordus par les souffrances physiques et psychologiques.
Accentuant les ombres, l’éclairage cache en partie les visages, souvent dissimulés, de surcroît, par des capuches. Des rubans de fumée viennent ajouter de l’opacité à cet univers. Dans cette allée sombre, on distingue mal qui parle, d’autant plus que les quatre interprètes sont muni·es de micros qui donnent l’impression que les voix proviennent d’en dehors de la scène. Cela devient toutefois plus clair au fur et à mesure, jusqu’à l’acmé.
L’environnement sonore fait la part belle aux basses profondes. Quand s’y ajoutent, de temps à autre, des extraits de chansons jazz populaires jouées sur une radiocassette posée par terre à côté de la caméra, l’ensemble se fait étanche, acouphénique, fantomatique et menaçant.
Le peu de mouvement des quatre interprètes met l’accent sur leurs voix et leurs paroles, placées au cœur de tout ce dispositif dans lequel elles se noient et se débattent. La soirée de la première, quelques hésitations pouvaient être entendues par-ci, par-là. C’est que la rapidité dans l’enchaînement des répliques, généralement fort courtes, a une telle importance qu’il doit être particulièrement complexe de savoir qui parle après qui et à quel moment. Chapeau à eux et elles de réussir cet exercice périlleux, à quelques détails près.
Aucune emphase dans ces répliques, elle serait malvenue. Plutôt, on y entend l’expression d’une douleur intérieure qui peine à s’extérioriser, où les cris se transforment en sanglots, où l’on sent les fêlures et les tourments, où l’on n’entrevoit aucune issue. Quand le silence tombe, il résonne, s’étend, perdure, rend mal à l’aise.
La performance ne durant qu’une heure, et son contenu étant si dense, l’envie se manifeste de la voir à nouveau, et immédiatement, comme on pourrait le faire dans un musée d’art contemporain ou une galerie, par exemple. On en sort sonné·e, interloqué·e, et pour certain·es, séduit·e, presque en manque.
Manque
Texte : Sarah Kane. Traduction : Philippe Ducros. Mise en scène : Alexa-Jeanne Dubé et Patrick R. Lacharité. Dramaturgie : William Durbeau. Scénographie : Margot Lacoste. Éclairages : Julie Basse et Joëlle Leblanc. Son : Joël Lavoie. Vidéo : Julien Blais. Régie : Marie-Frédérique Gravel. Direction technique : Marc-Antoine Sirois. Avec Fanny Migneault-Lecavalier, Isabelle Miquelon, David Strasbourg et Alex Trahan. Une production de La Fratrie, présentée à l’Usine C jusqu’au 9 avril 2022.