Critiques

Pétrole : Le confort et l’indifférence, 40 ans après

© Danny Taillon

Cette pièce de François Archambault, Pétrole, est la première œuvre résultant des résidences d’écriture initiées par la compagnie Duceppe.

D’abord prévue au printemps 2020, elle fut annulée puis fit l’objet d’une version audio à l’automne de la même année. Elle arrive enfin sur les planches, après avoir été publiée par Atelier 10 et, dans la foulée, traduite en anglais par Bobby Theodore. Juste aboutissement, car cette « fiction documentée », comme la désigne l’auteur, nous transporte dans quelques villes et régions des États-Unis, en alternant les époques, entre la fin des années 1970 et 2018, au moment des incendies de forêt dévastateurs en Californie.

La représentation débute alors que se déroule cette catastrophe environnementale. Un scientifique chevronné, Jarvis Larsen, est soupçonné, voire accusé, d’avoir mis le feu volontairement avant de s’immoler en s’aspergeant d’essence. On nous ramène donc 40 ans plus tôt pour essayer de comprendre ce qui a pu l’amener à commettre un tel geste désespéré. Fort de son enthousiasme de jeune chercheur passionné par les insectes, l’homme entre au service d’une compagnie pétrolière voulant étudier les éventuelles retombées écologiques du pétrole. Sa découverte d’écrits de spécialistes signalant les conséquences probables du réchauffement climatique lance le début d’une croisade qui l’entraînera jusqu’à des négociations avec les hautes autorités américaines.

Parallèlement aux démêlés de Larsen avec ses patron·nes, qui n’ont jamais eu l’intention de donner suite à ses rapports bien documentés, jugés « extrêmement désagréables », nous suivons la vie familiale du héros, sa jeune femme accouchant d’une fille, puis s’impliquant au sein d’un groupe d’environnementalistes s’opposant aux visées des pétrolières et autres entreprises polluantes. Le tout culminera lors de la tenue d’une première commission internationale sur le réchauffement du climat, dont rien de positif ne sortira. L’auteur pose la question de savoir s’il est possible de changer « le système » de l’intérieur. Question qui porte sa réponse, car le système dans lequel s’inscrit ce débat complexe n’est autre que le capitalisme, qui ne cesse de se durcir toujours plus.

© Danny Taillon

Une fable foisonnante

Difficile de résumer l’histoire, empreinte de multiples explications scientifiques, et où évoluent une vingtaine de personnages (joués par 11 interprètes), la scène étant la plupart du temps occupée par plusieurs protagonistes. Les allers et retours entre les époques et les lieux de l’action se révèlent toutefois faciles à suivre ; cependant, les données factuelles, fictives ou historiquement fondées, s’accumulent lourdement et prennent le pas sur les relations entre ces êtres, ayant presque toujours un verre à la main, empêtrés dans un combat qui les dépasse et qui, en fin de compte, sont les jouets d’une machination bien orchestrée grâce au pouvoir de l’argent. Comment s’en étonner ? Pour qui a vécu ces 40 dernières années, au cours desquelles les scientifiques n’ont eu de cesse d’alerter le monde sur l’urgence d’agir pour sauver la planète, le constat est toujours le même.

Sous un grand cercle lumineux, très souvent rouge feu, la distribution se déplace du début à la fin les pieds dans l’eau, quelques centimètres couvrant la largeur de la vaste scène du Théâtre Jean-Duceppe, où sont disposées des chaises, des tables, éléments de décor figurant les divers lieux. Cette trouvaille scénographique évoque les inondations mettant en péril des régions entières, alors qu’ailleurs incendies et sécheresses font des ravages, mais pourrait aussi représenter la marre visqueuse de pétrole dans laquelle la planète patauge depuis longtemps. Chez les interprètes, mené·es par Simon Lacroix, nerveux et vif, puis maladroit et angoissé, dans le rôle de Jarvis Larsen, Olivia Palacci, en assistante et amie, compose un personnage attachant, tandis qu’Elkahna Talbi campe une irréductible cadre de la pétrolière, arrogante à souhait.

Ce théâtre assez documentaire, somme toute, qui enfonce quelques portes ouvertes, peut sans doute éduquer en dénonçant, comme il peut amplifier le sentiment d’impuissance déjà largement partagé devant cette situation inextricable. Gageons, toutefois, qu’un beau succès l’attend, en français et en anglais, et, qui sait, peut-être même qu’un jour la pièce d’Archambault sera adaptée au cinéma américain…

Pétrole

Texte : François Archambault. Mise en scène : Édith Patenaude, assistée d’Adèle Saint-Amand. Décor : Claire Renaud. Costumes : Cynthia St-Gelais, assistée d’Estelle Charron. Éclairages : Martin Labrecque. Musique : Mykalle Bielinski. Vidéo : Claire Renaud et Julien Blais. Accessoires : Karine Cusson. Maquillages et coiffures : Florence Cornet. Avec Éric Bernier, Frédéric Blanchette, Louise Cardinal, Jean-François Casabonne, Paméla Dumont, Ariel Ifergan, Simon Lacroix, Jean-Sébastien Lavoie, Marie-Ève Milot, Olivia Palacci et Elkahna Talbi. Une production de Duceppe présentée au Théâtre Jean-Duceppe jusqu’au 14 mai 2022.