Critiques

Akuteu : Le paradoxe de l’Innue trop blanche

Akuteu est mot innuValérie Remise

Akuteu est un mot innu qui fait référence à l’orignal pendu par les pieds, qui s’offre après avoir été chassé. L’image est parfaite puisque Soleil Launière partage avec le public des fragments très personnels de sa vie, de ses réflexions, de ses échecs et de ses petites victoires. Ce n’est pas un monologue, mais bien un dialogue entre deux facettes d’une même femme : l’actuelle, en quête de son identité, et celle qu’elle pourrait devenir si elle parvient à prendre possession de toutes les connaissances qu’elle accumule depuis des années sur sa culture autochtone. Partagée entre deux mondes, elle essaie de trouver un équilibre, qui se révèle parfois précaire, entre sa fierté innue et la honte qu’elle ne peut s’empêcher de ressentir lorsqu’elle l’évoque.

D’entrée de jeu, Launière confesse : « Je suis agoraphobe, j’ai peur de vous ». Dès lors, sa fragilité, son émotion et sa sincérité ne nous quitteront plus, au point d’éprouver une certaine reconnaissance à l’idée qu’elle puisse nous emmener dans cette introspection douloureuse et encore inaboutie. L’attention portée au texte, aux mots, aux anecdotes est sans équivoque. Mais ce que l’on imagine surtout, et ce, dès les premières minutes, c’est la tristesse, la mélancolie, les regrets aussi, qui ont dû raisonner dans sa tête tout au long du processus de création.

Elle a décidé « d’ouvrir sa trappe » pour parler de sa « condition ». Un grand mot employé par la société pour faire référence au fait qu’elle soit autochtone. Plutôt que d’écouter les bien-pensant·es lui dire ce qu’elle devait ressentir ou comment elle devait agir avec ce bagage génétique, elle s’est lancée dans ses propres recherches, afin de s’approprier ses origines, pour de bon. Elle a changé son nom, effectué une reconnexion spirituelle, interrogé les ancien·nes. Mais, encore aujourd’hui, elle estime devoir se justifier d’être elle-même.

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Le syndrome de l’impostrice ?

« C’est facile de dire que je connais l’autochtonie. Je parle et vous me croyez. Mais mon visage ne valide pas mes actes. » Trop blanche pour être perçue comme Innue, pas assez foncée pour subir de la discrimination, Soleil Launière souffre de ne pas avoir le visage de sa communauté, ni celui de la diversité commerciale. Il n’est pas rare que son profil de comédienne ne soit pas retenu lors des auditions destinées aux personnes autochtones, car elle ne correspond pas à l’image que se font les allochtones des membres des Premières Nations, des Inuit·es ou des Métis·ses. Et c’est à cela que sa vie ressemble : une quête perpétuelle pour savoir où se situer.

L’interprète alterne avec brio les moments où elle parle librement de son enfance et de sa famille, et ceux dans lesquels elle évoque les traditions, pose des gestes ancestraux ou danse. La salle s’éclaire quand elle converse avec le public. Ce dernier est alors invité à réagir. La franchise, la naïveté et les constations amères de la jeune femme sur les clichés concernant les Autochtones provoquent rires, acquiescements et remous. 

Puis, les lumières qui se tamisent, le décor fait de billots de bois suspendus et d’un plan incliné dont les planches rappellent les barreaux d’une prison, de même que la musique envoûtante l’encouragent à entrer dans une sorte de transe. De sa voix mélodieuse s’élèvent les chants de ses ancêtres, pont essentiel pour se reconnecter avec eux et elles. Elle donne aussi une image plus charnelle de son corps, comme si elle voulait prouver qu’elle était prête à se consacrer toute entière à découvrir, à s’instruire et à comprendre. 

Akuteu est mot innuValérie Remise

Les traumatismes de sa communauté font également partie de son apprentissage : les pensionnats, les meurtres et les disparitions de femmes autochtones. L’artiste confie craindre pour sa sœur, dont la peau est plus foncée. C’est sur une liste cruellement interminable de noms de femmes tuées ou portées disparues que s’amorce la fin de la représentation.

En dépit de ses peurs – peur des mots, des gens, de ce qu’elle est, de ce qu’elle ne connaît pas encore – Soleil Launière a pris la parole. Elle a crié et chanté ses souvenirs et ses joies, elle a nommé ses blessures. Elle reste déterminée à poursuivre son cheminement et finit sa performance, fière, souriante, lumineuse. Comme quoi son nouveau nom est bien choisi.

Akuteu

Texte et interprétation : Soleil Launière. Mise en scène : Soleil Launière et Johanne Haberlin. Assistance à la mise en scène et régie : Delphine Rochefort. Dramaturgie : Dany Boudreault. Conception du décor, des costumes et des accessoires : Ange Blédja. Conception des éclairages : Catherine Fournier-Poirier. Conception sonore : Dominique Fils-Aimé. Sonorisation : Marcin Bunar.  Conseils au mouvement : Louise Michel Jackson. Soutien artistique : Rasili Botz. Direction de production : Jasmine Kamruzzaman. Production : Julie Marie Bourgeois. Direction technique : Gwenaëlle L’Heureux-Devinat et Étienne Mongrain. Régie : Josianne Dulong-Savignac. Une création de Production AUEN, en codiffusion avec le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, présentée à la Salle Jean-Claude-Germain du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 7 mai 2022.

Charleyne Bachraty

À propos de

Danseuse et chorégraphe de formation, Charleyne Bachraty est aussi comédienne depuis plus de 15 ans. En parallèle, elle est également rédactrice, journaliste et narratrice.