Critiques

100 secondes avant minuit : Un voyage fragmenté vers la nuit

© Najim Chaoui

Le titre de ce spectacle, qui s’inscrit au centre d’une trilogie s’intéressant à l’effondrement (initiée par Comment épouser un milliardaire, en 2020), évoque les prédictions de l’horloge de l’Apocalypse de l’Université de Chicago, selon laquelle, si l’histoire de l’humanité représente une journée de 24 heures, il resterait aux habitant·es de la Terre une minute et 40 secondes avant que sonne minuit, soit le glas final de l’ère humaine. Pour traduire cette angoissante perspective sur scène, et pour lui offrir l’écho de la détresse personnelle d’individus confrontés à leur propre cul-de-sac ou à celui d’autres gens, la directrice artistique de Pirata Théâtre, Michelle Parent, a rassemblé les témoignages de plusieurs citoyen·nes, dont deux intervenantes auprès de personnes suicidaires, et les a agencés de sorte à créer un récit choral. Ce spectacle, qui devait être présenté au Théâtre Aux Écuries en janvier dernier, est proposé plutôt en captation audiovisuelle.

L’un de ces « personnages » (qui n’en sont pas vraiment puisque ceux et celles qui sont sur le plateau, comédien·nes ou pas, parlent en leur propre nom) est éducateur au Centre des sciences de Montréal et ses spéculations ontologiques sont nourries par les expositions qu’il fait visiter sur le cosmos, l’extinction des abeilles, des dinosaures et autres troublantes matières à réflexion. Se joignent à lui une femme en deuil d’un camarade qui s’est enlevé la vie et lui a laissé pour toute relique de leur amitié un gramophone pour lequel il ne se fait plus d’aiguilles, un comédien peu satisfait de son parcours professionnel à ce jour, un ex-activiste hanté par l’auto-immolation de l’avocat états-unien David Buckel qui entendait, de cette façon, éveiller les consciences eu égard aux changements climatiques, une amatrice fervente de la poésie sombre et splendide d’Huguette Gaulin, qui a posé un geste semblable à celui de Buckel, en 1972, dans le Vieux-Montréal en s’écriant « Vous avez détruit la beauté du monde ! », ainsi que les deux intervenantes précédemment mentionnées. Les propos tenus par ce duo quant aux exigences de leur métier, à ses implications – notamment sur le plan émotionnel –, mais aussi à ses limites constitueront sans doute, pour certain·es, la part la plus prégnante du spectacle.

titre spectacle inscrit centre© Najim Chaoui

« Nous rêvions de colères magnifiques »

Réparties en demi-cercle, ces âmes sensibles à l’anéantissement pédalent pour générer l’énergie nécessaire à la lumière qui éclairera leurs prises de parole, tels des êtres désespérés, qui s’acharnent, s’épuisent, tout en n’allant nulle part. Belle métaphore. 100 secondes avant minuit entremêle les observations parfois touchantes, parfois éloquentes, de ces femmes et de ces hommes, qui ploient tous et toutes à différents degrés sous le poids de la finitude et de l’impuissance, en les découpant en fragments de la durée suggérée par le titre de la pièce. Or « découper » n’est peut-être pas le mot juste à employer, en l’occurrence, puisque le procédé relève bien davantage de l’interruption. Le décompte des dernières secondes est marqué, chaque fois, par l’itération d’un timbre sonore, et la fin de la période allouée, par un bruit qu’on pourrait comparer à celui d’un mécanisme à piston (un autobus qui s’arrête, une porte de vaisseau spatial qui se ferme). Cette tension, délibérément irritante, on le suppose, souligne bien que le temps qui nous est imparti, en tant qu’individus comme en tant qu’espèce, non seulement est limité, mais peut arriver à son terme promptement.

Si efficace que soit cette approche à cet égard, il en résulte toutefois une double impression : d’éparpillement, d’une part, comme si on papillonnait d’un enjeu à l’autre, d’un point de vue à l’autre, sans que ni sujet ni angle ne puisse être adéquatement creusé, et, curieusement, de redondance, d’autre part, puisque chaque participant·es abordera à nouveau les préoccupations qui lui sont propres à chacun de ses tours de parole. Ces répétitions et cette dilatation des discours ont pour malencontreuse conséquence de contrecarrer l’effet d’urgence sur lequel insiste la mise en scène. Permettons-nous de présumer, par ailleurs, que celui-ci aurait sans doute été plus percutant si la pièce avait été présentée en salle comme prévu. D’autant plus que le retour du public dans les théâtres peut lui faire dédaigner le succédané de la webdiffusion, surtout pour un spectacle où la notion de collectivité, de partage, d’être coincé·es ensemble sur un bateau qui ne se contente pas de prendre l’eau, mais où les orifices se multiplient et se font exponentiellement plus béants au fil des secondes qui s’écoulent. Notons, d’ailleurs, que Pirata Théâtre nous offrira l’automne prochain un documentaire sur la création d’une production théâtrale en temps de pandémie.

titre spectacle inscrit centre© Najim Chaoui

100 secondes avant minuit

Collage de témoignages et écriture de plateau : Michelle Parent. Assistance à la mise en scène : Sarah Vinet Quesnel. Conseils artistiques : Audrey Talbot. Conseils chorégraphiques : Marie-Ève Archambault et Corinne Crane. Conception artistique : Michelle Parent, Samuel Thériault, Marie-Ève Archambault, Marie-Ève Fortier, Andréanne Deschênes, Marie-Frédérique Gravel et Clémence Doray. Avec Alexa Dubé, Caroline Boudreault, Marc Donati, Vanessa Landry, Cédric Égain, Annie Valin et Gabriel Antoine Roy. Une production de Pirata Théâtre, en collaboration avec le Centre de service du Théâtre Aux Écuries, disponible en webdiffusion jusqu’au 15 mai 2022.