En réinventant le film Citizen Kane d’Orson Welles en théâtre d’objets, La Trâlée reprend une formule qui avait porté fruit avec Rashômon, d’après le long-métrage d’Akira Kurosawa, présenté dans un petit restaurant rétro de Québec en 2019. Un lieu inusité, à boire et à manger, une utilisation agile d’accessoires du quotidien, des jeux d’échelle, de l’humour… tout pour susciter plaisir narratif et métaphores visuelles dans une ambiance détendue.
La compagnie adepte d’expérimentations et de laboratoires publics présente Citoyen K, sa nouvelle création, dans le cadre des 5 à 7 de La Bordée. La formule inspirée du concept écossais A play, a pie and a pint (reprise à Montréal par le Théâtre de la Manufacture, puis par Duceppe) propose une courte pièce à l’heure de l’apéro dans la salle de répétition du théâtre de la Basse-Ville, transformée en cabaret pour l’occasion.
Comme espace de jeu, une salle de rédaction d’une autre époque : tables et chaises de bois massif, tableau noir, cafetière, poste de radio, plantes vertes, lampes de bureau, cartables, crayons et babioles décoratives. Les interprètes entrent en portant des boîtes de documents et en discutant du décès de Charles Foster Kane, millionnaire aux succès et échecs retentissants, à la vie personnelle tumultueuse et aux excentricités notoires.
Qu’en dire ? Relater des faits ? En inventer ? Chroniquer ? Le caucus de journalistes se lance plutôt dans une enquête sur la signification de son dernier mot « Rosebud ». L’investigation est prétexte à moult retours en arrière qui racontent la vie de Kane. Autant d’épisodes propices à basculer dans le théâtre d’objets.
Les interprètes passent du rôle de marionnettiste à celui de comédien·ne. Chaque scène est jouée et animée pendant que des décors, voire des personnages, apparaissent devant nos yeux. Voir les artistes créer un palais avec quelques boîtes, des plantes et des objets brillants tout en discutant de la marque laissée par Kane dans l’imaginaire américain a un petit côté magique – et cinématographique – réjouissant.
Le commentaire critique et social est moins présent que dans Rashômon – il faut dire que les éléments misogynes du récit précédent le demandaient. Les interprètes et auteur·es sèment à peine, ici et là, quelques pointes sur le contrôle des médias et sur les titres sensationnalistes visant à vendre de la copie. On aurait pu aller bien plus loin pour faire des clins d’œil aux fausses nouvelles, à la numérisation et aux transformations en profondeur qu’ont subies les journaux dans un passé plus proche.
Au service de la fiction
Les créateurs et créatrices ont prodigué la majorité de leurs soins à la création de la fiction, en générant de nouveaux sens avec l’utilisation des objets. Le personnage de Kane, enfant, est d’abord représenté par une ampoule électrique sur une petite luge rouge caracolant sur une montagne de cartables blancs évoquant des collines enneigées. Puis, suivant le gonflement de son influence et de son ego, il deviendra une petite lampe de bureau, une grande lampe de bureau, une lampe sur pied et finalement une lampe de bureau au cou grinçant, se déplaçant par bonds pénibles.
Le banquier au visage en portefeuille et au corps d’agenda, de même que le directeur du journal qui est symbolisé, jeune, par une tasse et, vieux, par une cafetière à l’envers, sont d’autres belles trouvailles. Les personnages plantes vertes – le rédacteur en chef dont Kane dispose rapidement, ainsi que les fougères et le cactus qui se tiennent derrière lui lors de son discours politique – permettent de créer une métaphore intéressante sur les figures accessoires qui restent dans l’angle mort des ambitieux et ambitieuses. Jusqu’à cette seconde épouse, faite de quatre fleurs roses, dont deux pour les bras, qui s’extirpe du vase symbolisant son alcoolisme pour le troquer, des années plus tard, pour un vase beaucoup plus massif.
Malgré quelques anicroches dans la livraison du texte, les interprètes arrivent à changer leurs voix, manipuler les objets, créer d’ingénieux décors miniatures et raconter l’histoire d’une manière on ne peut plus fluide. La mise en scène de Lorraine Côté est intelligente et harmonieuse, on en apprécie les effets simples et efficaces.
La scène des échos, dans le palais de Xanadu, en est un bon exemple. Pendant que Kane et sa seconde épouse déjeunent, les acteurs et actrices qui évoquent les domestiques en manipulant des plumeaux répètent la fin de leurs phrases en écho et, grâce à cet effet, on visualise tout de suite la longue pièce vide où le couple se trouve. Qui plus est, les échos ont des intonations qui teintent la conversation et font office de commentaires. L’effet comique est réussi.
Une scène de rupture dans une galerie de sculptures, suivie d’une séance de défoulement (au ralenti) où Kane lance des objets, est un autre des temps forts du spectacle. Les comédien·nes créent la trajectoire des projectiles en formant une chaîne humaine, tout en prenant des mines catastrophées. Notre imagination fait le reste.
Le plaisir du spectateur et de la spectatrice tient surtout au constat qu’il faut bien peu d’éléments pour raconter une histoire pleine de personnages, de lieux et qui se déploie sur plusieurs décennies. De l’ingéniosité, surtout, et quelques fournitures de bureau.
Texte : Lorraine Côté et les comédien·nes. Mise en scène : Lorraine Côté. Décors et accessoires : Geneviève Bournival. Costumes : Laurie Carrier. Conception sonore : Mathieu Turcotte. Éclairages : Keven Dubois. Avec Nicola Boulanger, Paul Fruteau de Laclos, Amélie Laprise, Jocelyn Paré, Annabelle Pelletier Legros et Guillaume Pepin. Une production de La Trâlée présentée au théâtre La Bordée jusqu’au 21 mai 2022.
En réinventant le film Citizen Kane d’Orson Welles en théâtre d’objets, La Trâlée reprend une formule qui avait porté fruit avec Rashômon, d’après le long-métrage d’Akira Kurosawa, présenté dans un petit restaurant rétro de Québec en 2019. Un lieu inusité, à boire et à manger, une utilisation agile d’accessoires du quotidien, des jeux d’échelle, de l’humour… tout pour susciter plaisir narratif et métaphores visuelles dans une ambiance détendue.
La compagnie adepte d’expérimentations et de laboratoires publics présente Citoyen K, sa nouvelle création, dans le cadre des 5 à 7 de La Bordée. La formule inspirée du concept écossais A play, a pie and a pint (reprise à Montréal par le Théâtre de la Manufacture, puis par Duceppe) propose une courte pièce à l’heure de l’apéro dans la salle de répétition du théâtre de la Basse-Ville, transformée en cabaret pour l’occasion.
Comme espace de jeu, une salle de rédaction d’une autre époque : tables et chaises de bois massif, tableau noir, cafetière, poste de radio, plantes vertes, lampes de bureau, cartables, crayons et babioles décoratives. Les interprètes entrent en portant des boîtes de documents et en discutant du décès de Charles Foster Kane, millionnaire aux succès et échecs retentissants, à la vie personnelle tumultueuse et aux excentricités notoires.
Qu’en dire ? Relater des faits ? En inventer ? Chroniquer ? Le caucus de journalistes se lance plutôt dans une enquête sur la signification de son dernier mot « Rosebud ». L’investigation est prétexte à moult retours en arrière qui racontent la vie de Kane. Autant d’épisodes propices à basculer dans le théâtre d’objets.
Les interprètes passent du rôle de marionnettiste à celui de comédien·ne. Chaque scène est jouée et animée pendant que des décors, voire des personnages, apparaissent devant nos yeux. Voir les artistes créer un palais avec quelques boîtes, des plantes et des objets brillants tout en discutant de la marque laissée par Kane dans l’imaginaire américain a un petit côté magique – et cinématographique – réjouissant.
Le commentaire critique et social est moins présent que dans Rashômon – il faut dire que les éléments misogynes du récit précédent le demandaient. Les interprètes et auteur·es sèment à peine, ici et là, quelques pointes sur le contrôle des médias et sur les titres sensationnalistes visant à vendre de la copie. On aurait pu aller bien plus loin pour faire des clins d’œil aux fausses nouvelles, à la numérisation et aux transformations en profondeur qu’ont subies les journaux dans un passé plus proche.
Au service de la fiction
Les créateurs et créatrices ont prodigué la majorité de leurs soins à la création de la fiction, en générant de nouveaux sens avec l’utilisation des objets. Le personnage de Kane, enfant, est d’abord représenté par une ampoule électrique sur une petite luge rouge caracolant sur une montagne de cartables blancs évoquant des collines enneigées. Puis, suivant le gonflement de son influence et de son ego, il deviendra une petite lampe de bureau, une grande lampe de bureau, une lampe sur pied et finalement une lampe de bureau au cou grinçant, se déplaçant par bonds pénibles.
Le banquier au visage en portefeuille et au corps d’agenda, de même que le directeur du journal qui est symbolisé, jeune, par une tasse et, vieux, par une cafetière à l’envers, sont d’autres belles trouvailles. Les personnages plantes vertes – le rédacteur en chef dont Kane dispose rapidement, ainsi que les fougères et le cactus qui se tiennent derrière lui lors de son discours politique – permettent de créer une métaphore intéressante sur les figures accessoires qui restent dans l’angle mort des ambitieux et ambitieuses. Jusqu’à cette seconde épouse, faite de quatre fleurs roses, dont deux pour les bras, qui s’extirpe du vase symbolisant son alcoolisme pour le troquer, des années plus tard, pour un vase beaucoup plus massif.
Malgré quelques anicroches dans la livraison du texte, les interprètes arrivent à changer leurs voix, manipuler les objets, créer d’ingénieux décors miniatures et raconter l’histoire d’une manière on ne peut plus fluide. La mise en scène de Lorraine Côté est intelligente et harmonieuse, on en apprécie les effets simples et efficaces.
La scène des échos, dans le palais de Xanadu, en est un bon exemple. Pendant que Kane et sa seconde épouse déjeunent, les acteurs et actrices qui évoquent les domestiques en manipulant des plumeaux répètent la fin de leurs phrases en écho et, grâce à cet effet, on visualise tout de suite la longue pièce vide où le couple se trouve. Qui plus est, les échos ont des intonations qui teintent la conversation et font office de commentaires. L’effet comique est réussi.
Une scène de rupture dans une galerie de sculptures, suivie d’une séance de défoulement (au ralenti) où Kane lance des objets, est un autre des temps forts du spectacle. Les comédien·nes créent la trajectoire des projectiles en formant une chaîne humaine, tout en prenant des mines catastrophées. Notre imagination fait le reste.
Le plaisir du spectateur et de la spectatrice tient surtout au constat qu’il faut bien peu d’éléments pour raconter une histoire pleine de personnages, de lieux et qui se déploie sur plusieurs décennies. De l’ingéniosité, surtout, et quelques fournitures de bureau.
Citoyen K
Texte : Lorraine Côté et les comédien·nes. Mise en scène : Lorraine Côté. Décors et accessoires : Geneviève Bournival. Costumes : Laurie Carrier. Conception sonore : Mathieu Turcotte. Éclairages : Keven Dubois. Avec Nicola Boulanger, Paul Fruteau de Laclos, Amélie Laprise, Jocelyn Paré, Annabelle Pelletier Legros et Guillaume Pepin. Une production de La Trâlée présentée au théâtre La Bordée jusqu’au 21 mai 2022.