Critiques

Not One of These People (Pas une de ces personnes) : Fusionner jusqu’à l’indifférence

Carrefour international théâtre offertCarte Blanche

Le Carrefour international de théâtre a offert au public une fulgurante première mondiale de la plus récente création de Christian Lapointe, élaborée à partir d’un texte de son auteur fétiche Martin Crimp. Pour cette seule représentation, le brillant dramaturge britannique s’est transformé en interprète, autre première, acceptant de prêter sa voix aux 299 personnages qui prennent vie sur l’écran. Voici une troublante chronique du temps présent. Au départ, ce sont des photos de personnes comme vous et moi – mais qui ne sont ni vous ni moi – qui nous adressent la parole, en réponse à un interlocuteur ou à une interlocutrice qui n’existe pas. Leur « je » pourrait aussi être le nôtre. On dirait des photos d’archives accompagnées en voix hors champ de ce que ces personnages ont en tête. Propos du quotidien, petites pensées sauvages, anecdotes parfois tragiques, souvent très drôles, commentaires sur les comportements de nos congénères, réflexions sur l’identité à travers le racisme, le sexisme, la nationalité, confessions de choses qui ne se disent pas, aveux de meurtre, regrets, faiblesses…

À travers ces 299 répliques se forme un instantané d’une société plurielle, multiculturelle, multigenre, une sorte d’agrégat mixte et hybride au cœur même de l’empire qui se désagrège. Cette pièce sans drame, sans héros, sans résolution de conflit, nous hypnotise par le flot infini de la parole. Tout y est dit avec une égale importance. Puis, sortant des coulisses, apparaît Crimp avec sa tablette, il poursuit sa lecture, prêtant sa voix aux centaines de personnages qui défilent au rythme des répliques. Gardant le même ton, il parle pour les hommes, les femmes, les enfants, les ados. 

Bientôt s’insinue une interrogation dans notre cerveau captif. Est-ce que ce sourcil a bougé ? Ce n’était pas un mouvement de la pupille, ça ? L’amorce d’un sourire? Non, il s’agit sans doute d’une hallucination. Et pourtant. Voilà que le visage s’anime, la bouche calque le lecteur, elle emprunte la même gestuelle faciale, le même débit. Voilà le travail de l’intelligence artificielle. Nous assistons à un transfert du réel vers le virtuel. Et puis, l’auteur se désintéresse de ces figures animées, il se retire dans son bureau pour reprendre sa tâche d’écrivain. Et elles continuent de parler comme si de rien n’était. Émancipées de leur inventeur, les « surmarionnettes » de l’écran sont devenues autonomes comme Pinocchio et pourraient ainsi poursuivre éternellement leur chronique du temps présent. Poussant encore plus loin l’invention de leur existence, elles se fondent l’une dans l’autre dans une morphose (morphing) implacable où l’indifférenciation abolit jusqu’à la notion même d’identité.

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Mais qui es-tu donc ?

Avec cette hypothèse que Lapointe a lui-même proposée à Crimp, qui ne voyait pas comment monter une pièce avec 299 personnages, le fantasque metteur en scène des extrêmes poursuit son exploration des mondes virtuels. Ou plutôt de comment le virtuel, l’intelligence artificielle, la réalité augmentée interfèrent avec le monde physique et parviennent ainsi à en modifier radicalement les paramètres. Déjà avec Outrage au public (2013), Lapointe avait fait basculer l’attaque frontale de Peter Handke vers une complicité ludique avec l’auteur autrichien. L’effet miroir qu’il avait mis en place opérait déjà sur les mêmes perceptions que le miroir progressif de Not one… 

Aucune des personnes que nous voyons dans le spectacle n’existe. Ce sont des visages issus de l’intelligence artificielle, tirés d’une banque disponible en ligne. On peut ensuite les animer en direct, leur prêter sa voix, son corps, puis les laisser agir en leur propre nom, on est tenté de dire en leur propre non-existence, pourtant réelle et maintenant autonome.

Not one of these people (Pas une de ces personnes), par la puissance de son récit et le subterfuge utilisé pour le porter sur scène, se trouve au centre d’une question ontologique où l’ethnocentrisme, culminant dans l’anthropocène, bascule désormais dans un transhumanisme angoissant. À travers un humour tout britannique, nourri d’autodérision et d’effets de surprise, la construction de Lapointe laisse croire que l’humanité nouvelle s’augmente d’avatars qui ne sont ni vous, ni moi, mais une sorte de miroir déformant. Ce miroir parvient à fusionner dans une créature de pixels, golem des temps actuels, une transhumanité où nous serions tous et toutes indifférencié·es. Questionnement qui n’est pas sans rapport avec le i/O de Posthumains, présenté parallèlement dans ce Carrefour. 

La pièce était jouée hier dans sa version anglaise originale. Ce soir et demain, Christian Lapointe sera sur scène avec sa traduction québécoise. Dans les deux cas, l’absence de surtitres favorise une captivante immersion dans le flot sonore. Par ce biais, nous passons subrepticement d’un album de famille avec commentaires à un discours critique sur l’état de l’humanité. La lente métamorphose du familier à l’impossible réifié est un pur ravissement de l’esprit. Attention aux effets secondaires : ils secouent profondément la perception de notre présence au monde.

Not one of these people (Pas une de ces personnes)

Texte : Martin Crimp. Traduction, mise en scène et conception : Christian Lapointe. Assistance à la mise en scène : Véronic Marticotte. Dramaturgie : Andréanne Roy. Conception sonore, direction technique et régie : Gabriel Filiatrault. Lumières : Caroline Ross. Accessoires et assistance à la scénographie : Julie Lévesque. Production/consultation : Anne McDougall. Développement créatif : Guillaume Lévesque – o/1 Hub numérique. Avec Martin Crimp, puis Christian Lapointe. Une production de Carte blanche, présentée à l’occasion du Carrefour international de théâtre au Théâtre La Bordée jusqu’au 3 juin 2022.