Critiques

Après la nuit : Qui trop embrasse mal étreint

© Jean-François Savaria

La salle circulaire de la TOHU st l’endroit idéal pour proposer des spectacles qui décomposent le lieu de l’action. L’espace scénique appelle à la verticalité. Et qui dit cirque, dit pluridisciplinarité. Ce sont tous ces avantages que cherche à exploiter Après la nuit, produit hybride entre un concert du groupe montréalais Chances et les évolutions aériennes de la troupe Nord Nord Est, dirigée par Benoit Landry.

Dès l’entrée dans la salle, le décor apparaît dans tout son onirisme (nous y reviendrons) : trois massives plateformes suspendues, évoquant des lustres tissés en macramé (ou des lits à baldaquin, ou encore des cages d’oiseaux), impressionnent par leur taille et leur originalité. Au centre de l’espace scénique, sur un plateau circulaire (au sol, celui-ci, bien qu’on jurerait qu’il pourrait s’élever dans les airs…), siègent les instruments et leurs instrumentistes : Chloé Lacasse et Geneviève Toupin aux voix (surtout) et Vincent Carré pour tout le reste. On s’attend à beaucoup, à du puissant et à du spectaculaire, d’autant plus que s’ajoute au trio de musicien·nes pas moins d’une douzaine d’interprètes, jeunes, divers·es, à la bonne humeur et à l’énergie débordantes et communicatives.

Malheureusement, à force de vouloir plaire à tout le monde, en multipliant les prestations aériennes sans en travailler suffisamment l’enchaînement ou leur cohésion avec la musique, le spectacle d’ouverture du festival Montréal complètement cirque perd de son efficacité et de son rythme en dispersant les très belles performances de ses artistes dans un espace trop vaste pour lui, dans lequel les changements continuels de points focaux nuisent au tout.

Comme souvent dans ces productions, à grand déploiement et pour toute la famille, le thème est le rêve (de voler). Il y aurait d’ailleurs toute une réflexion à avoir sur l’usure de ce poncif. Pour représenter le désir d’envol, rien de tel que des numéros se déroulant dans le vide, et il faut bien dire que le concept est séduisant : le groupe joue ses compositions au centre et (la plupart du temps) sur le sol, alors que virevoltent tout autour les acrobates et les danseurs et danseuses, créant ainsi un déroulement surtout vertical de l’action. C’est le propre du cirque, après tout.

À chaque chanson, sa performance, ou presque. Ces dernières sont exécutées avec assurance, dextérité et grâce. Les disciplines aériennes ont un potentiel lyrique extraordinaire, et les artistes font littéralement des pieds et des mains pour le libérer. Le cirque ne s’accomplit jamais mieux que lorsqu’il donne à chaque personne du public la capacité de retourner en enfance et de s’exalter  ; c’est le cas ici, à plusieurs reprises. On apprécie notamment les numéros de sangles  (une démonstration formidable de force et de légèreté de Benjamin Courtenay), de cordes et de trapèze bungee. Antoine Boissereau, également aux sangles, se démarque et émeut par sa souplesse et la maîtrise poétique et minutieuse de ses gestes et de son corps. Antino Pansa, au fil mou entre autres, s’impose certainement le plus par sa vigoureuse présence scénique.

salle circulaire Tohu endroit© Andrew Miller

Le secret est dans la sauce

Les chansons créent un environnement sonore cohérent, contemplatif et aérien ; le mélange d’électro-pop et de musique du monde cadre parfaitement avec le décor. Geneviève Toupin et Chloé Lacasse, les deux chanteuses, ont des voix qui s’harmonisent avec bonheur, et il faut souligner l’excellent travail de Vincent Carré à la batterie et au mixage, mais voilà : le rythme d’un air à l’autre étant assez homogène, durant une heure et demie, et dans la semi-obscurité, une impression de déjà-vu finit par s’installer et l’énergie du spectacle s’en ressent. Le répertoire de Chances gagnerait sans doute à s’enrichir, à se diversifier ou à se laisser contaminer davantage par l’autre aspect de ce projet : les acrobates, leurs mouvements, leur vitesse, leurs élans.

Car si, dans ce spectacle, les figures servent d’illustrations à la musique, la réciproque est rare, là où elle aurait pu engendrer, par la rencontre et la mise en communication de ces deux arts, un univers se rapprochant plus du rêve, aux associations surprenantes, foisonnant des possibilités décuplées de l’ imaginaire. Au même titre, le concept d’éclairage, en clair-obscur, où la lumière perce la noirceur plutôt qu’elle ne l’envahit, est intéressant et bien réalisé (superbe, cet éclairage à l’aide de miroirs relayant les rayons lumineux), mais il paraît, lui aussi, ne pas avoir été exploité à son plein potentiel.

Le mince fil dramaturgique permet de ne pas s’embarrasser d’intrigues ou de questionnements, et de se laisser aller entièrement aux performances. On se prend toutefois souvent à s’interroger sur l’endroit où diriger son regard, non seulement dans l’espace (quel regret de voir ces trois plateformes monumentales sous-utilisées), mais aussi entre les performeurs et les performeuses d’un côté, et les musicien·nes de l’autre : ces deux entités évoluent dans une dynamique où l’on ne semble pas avoir réussi à atteindre la température nécessaire à la fusion.

Après la nuit

Idéation et mise en scène: Benoit Landry. Assistance à la mise en scène : Marie-Hélène Marchand. Scénographie : Sarah Lachance. Chorégraphies : Zack Tang avec la participation de Stacey Désiliers. Direction technique : Cyrile Vo Quang. Régie générale : Ahiu Pourteau. Entraînement et conception acrobatique : Linda Bélanger, Eliane Domanski et Véronique Thibeault. Costumes : Marilène Bastien. Éclairages : Alexis Bowles. Musique : Chances (Vincent Carré, Chloé Lacasse et Geneviève Toupin). Avec Kussyl Amara, Antoine Boissereau, Angelica Bongiovonni, Benjamin Courtenay, Stacey Désiliers, Pascale Ferland, Caroline Huang, Arthur Morel Van Hyfte, Antino Pansa, Guillaume Paquin, Maxime Piché Luneau, Zack Tang et Sabine Van Resburg. Une production de Nord Nord Est, présentée à la TOHU à l’occasion du festival Montréal complètement cirque jusqu’au 16 juillet 2022.