Elles sont 11 sur scène, trois générations de femmes d’origine égyptienne. Belles-sœurs, tantes, cousines (dont le public prend plaisir à démêler les liens de parenté, comme chez d’autres Belles-Sœurs…), elles sont réunies pour veiller un homme au seuil de la mort – époux, frère, père, beau-père ou grand-père –, qui part en leur laissant des souvenirs opposés. Ironiquement, on chante au chevet de cet homme les paroles d’Aznavour : « Ils sont venus, ils sont tous là/ […] Elle va mourir, la mamma », en lui caressant les cheveux, comme si le féminin ne pouvait que l’emporter cette fois.
Surplombant la scène, un large écran rond permet de voir l’aire de jeu d’en haut, donnant parfois l’impression d’un miroir grossissant. Entre les scènes, le milieu du plateau tourne, et le lit se déplace, marquant le passage du temps. Parmi des images floues surgit alors sur l’écran le visage du mourant (Igor Ovadis). Celui-ci ne se laisse donc jamais oublier et occupe, malgré son inaction, le centre de la mise en scène, qui s’orchestre autour de sa lente agonie. Dans ce temps suspendu, que faire, sinon attendre, et parler, parler… ?
C’est un petit événement de voir le (trop) grand plateau du Théâtre Jean-Duceppe habité par cette exubérante galerie de personnages féminins, inspirés du clan familial de Nathalie Doummar, qui leur donne vie à l’issue d’une résidence d’écriture dans cette institution. Mais on comprend vite que ce sont aussi nos sœurs, nos tantes, nos mères. Marie-Ève Milot les a délicatement mises en scène, si bien que chacune existe, avec ses nuances, sa cohérence, son charme. Sous sa direction, toutes les actrices, qui foulent les planches de ce théâtre pour la première fois, sont éblouissantes. Leur énergie complice envahit la scène… et la salle.
À travers leurs taquineries, leurs élans de générosité, leurs vexations, leurs faux-semblants, ces figures tour à tour bienveillantes et mesquines, transpirant la mauvaise foi ou débordant d’amour, composent un portrait de famille criant de réalisme, où rivalisent affection et blâme, banalités et secrets troublants, comédie et drame. L’espace manque ici pour les décrire toutes, mais en voici quelques-unes : la tante Mado (Natalie Tannous), qui distribue ses Tylenol comme des bonbons contre l’ennui ; la tante américaine Violette (Aïda Nader), toujours légèrement décalée et donc hilarante ; la jeune Carine (Wiam Mokhtari), impatiente de connaître ses premiers ébats sexuels, qui insiste pour que ses tantes vérifient la « normalité » de sa vulve ; et, stoïque au chevet de son mari, la grand-mère Nana (Mireille Naggar), plus forte et plus perspicace que toutes semblent le croire.
Trimballant autant de modèles à suivre qu’à rejeter, cette lignée de femmes, certes soudée, n’en est pas moins fissurée sur le plan des valeurs, en raison, bien sûr, d’écarts générationnels, mais aussi d’une intégration inégale à la société québécoise. Ainsi, au-delà de la culture égyptienne qu’elles partagent, leur adhésion identitaire et leur langue sont différentes. La tante Joséphine (Mireille Tawfik) représente la génération d’immigrant·es pré-loi 101, qui n’aura jamais adhéré à la société francophone : elle parle donc anglais presque tout le temps et déteste cette loi qui a privé ses filles de l’école anglaise. Tandis que les jeunes cousines s’expriment dans le franglais répandu chez les ados québécois et que les aînées ont encore du mal à saisir le sens de certains mots français, les femmes d’âge moyen manient avec aise la langue québécoise, qui leur est naturelle. Étranges au début, ces parlers divers se révèlent tout à fait savoureux. L’autrice leur a finement prêté, à chacune, des tics langagiers, des expressions récurrentes ; ces leitmotivs ponctuent le texte avec humour. Le talent de dialoguiste de Nathalie Doummar se voit ici confirmé : ne manie pas qui veut les échanges entre 11 personnages, souvent tous en scène !
Carcan et consolation
Au sein de cette assemblée féminine, les hommes, on s’en doute, sont un peu malmenés, mais surtout le mariage et la maternité, dont le goût amer pointe derrière l’amour inconditionnel, voire envahissant de chacune pour ses enfants. Les deux cousines enceintes s’épancheront l’une sur une grossesse qui la prive de sa vie, l’autre sur son appréhension face à un quatrième enfant. Pourtant, il leur est impossible d’envisager un avortement pour leur cousine presque adolescente, comme s’il leur était insupportable que les diktats qu’elles ont acceptés puissent être remis en question. Le carcan d’une culture encore fortement ligotée au dogme catholique est l’un des thèmes qui traversent les pièces de Nathalie Doummar ; la libération de ses figures féminines ne se fait pas sans heurter les gens qu’elles aiment. Le personnage de Diane, qu’elle incarne ici (en alternance avec Sharon Ibgui), doit ainsi manœuvrer entre la tolérance et la rigidité des siennes. Mouton noir de la famille pour avoir divorcé et avoir été en couple avec une femme, elle hésite elle-même entre la culpabilité et le choix assumé.
À la fin, tous les conflits ne se résolvent pas par magie, mais le dénouement apporte une délivrance à la digne Nana, dont on a appris la vie sacrifiée. De grand-mère consolante, elle devient celle qui est consolée, lorsqu’elle peut enfin se reposer, la tête sur les genoux d’une de ses petites-filles et veillée par les deux autres – poignante finale de douceur et d’apaisement. Avec brio, Nathalie Doummar rend hommage à la sororité et à la famille dans ce qu’elle ont de lourd comme de réconfortant.
Texte : Nathalie Doummar. Mise en scène : Marie-Ève Milot. Assistance à la mise en scène : Josianne Dulong-Savignac. Scénographie : Geneviève Lizotte. Costumes : Cynthia St-Gelais. Lumière : Martin Sirois. Musique : Antoine Berthiaume. Accessoires : Nadine Jaafar. Vidéo : Chélanie Beaudin-Quintin. Chorégraphie : Mona El Huseini. Maquillages et coiffures : Justine Denoncourt-Bélanger. Avec Karina Aktouf, Lamia Benhacine, Nathalie Doummar (en alternance avec Sharon Ibgui), Nicole Doummar, Ambre Jabrane, Aïda Nader, Wiam Mokhtari, Mireille Naggar, Igor Ovadis, Natalie Tannous, Mireille Tawfik, Leila Thibeault Louchem et Elisabeth Sirois. Une production de Duceppe, présentée au Théâtre Jean-Duceppe jusqu’au 8 octobre 2022.
Elles sont 11 sur scène, trois générations de femmes d’origine égyptienne. Belles-sœurs, tantes, cousines (dont le public prend plaisir à démêler les liens de parenté, comme chez d’autres Belles-Sœurs…), elles sont réunies pour veiller un homme au seuil de la mort – époux, frère, père, beau-père ou grand-père –, qui part en leur laissant des souvenirs opposés. Ironiquement, on chante au chevet de cet homme les paroles d’Aznavour : « Ils sont venus, ils sont tous là/ […] Elle va mourir, la mamma », en lui caressant les cheveux, comme si le féminin ne pouvait que l’emporter cette fois.
Surplombant la scène, un large écran rond permet de voir l’aire de jeu d’en haut, donnant parfois l’impression d’un miroir grossissant. Entre les scènes, le milieu du plateau tourne, et le lit se déplace, marquant le passage du temps. Parmi des images floues surgit alors sur l’écran le visage du mourant (Igor Ovadis). Celui-ci ne se laisse donc jamais oublier et occupe, malgré son inaction, le centre de la mise en scène, qui s’orchestre autour de sa lente agonie. Dans ce temps suspendu, que faire, sinon attendre, et parler, parler… ?
C’est un petit événement de voir le (trop) grand plateau du Théâtre Jean-Duceppe habité par cette exubérante galerie de personnages féminins, inspirés du clan familial de Nathalie Doummar, qui leur donne vie à l’issue d’une résidence d’écriture dans cette institution. Mais on comprend vite que ce sont aussi nos sœurs, nos tantes, nos mères. Marie-Ève Milot les a délicatement mises en scène, si bien que chacune existe, avec ses nuances, sa cohérence, son charme. Sous sa direction, toutes les actrices, qui foulent les planches de ce théâtre pour la première fois, sont éblouissantes. Leur énergie complice envahit la scène… et la salle.
À travers leurs taquineries, leurs élans de générosité, leurs vexations, leurs faux-semblants, ces figures tour à tour bienveillantes et mesquines, transpirant la mauvaise foi ou débordant d’amour, composent un portrait de famille criant de réalisme, où rivalisent affection et blâme, banalités et secrets troublants, comédie et drame. L’espace manque ici pour les décrire toutes, mais en voici quelques-unes : la tante Mado (Natalie Tannous), qui distribue ses Tylenol comme des bonbons contre l’ennui ; la tante américaine Violette (Aïda Nader), toujours légèrement décalée et donc hilarante ; la jeune Carine (Wiam Mokhtari), impatiente de connaître ses premiers ébats sexuels, qui insiste pour que ses tantes vérifient la « normalité » de sa vulve ; et, stoïque au chevet de son mari, la grand-mère Nana (Mireille Naggar), plus forte et plus perspicace que toutes semblent le croire.
Trimballant autant de modèles à suivre qu’à rejeter, cette lignée de femmes, certes soudée, n’en est pas moins fissurée sur le plan des valeurs, en raison, bien sûr, d’écarts générationnels, mais aussi d’une intégration inégale à la société québécoise. Ainsi, au-delà de la culture égyptienne qu’elles partagent, leur adhésion identitaire et leur langue sont différentes. La tante Joséphine (Mireille Tawfik) représente la génération d’immigrant·es pré-loi 101, qui n’aura jamais adhéré à la société francophone : elle parle donc anglais presque tout le temps et déteste cette loi qui a privé ses filles de l’école anglaise. Tandis que les jeunes cousines s’expriment dans le franglais répandu chez les ados québécois et que les aînées ont encore du mal à saisir le sens de certains mots français, les femmes d’âge moyen manient avec aise la langue québécoise, qui leur est naturelle. Étranges au début, ces parlers divers se révèlent tout à fait savoureux. L’autrice leur a finement prêté, à chacune, des tics langagiers, des expressions récurrentes ; ces leitmotivs ponctuent le texte avec humour. Le talent de dialoguiste de Nathalie Doummar se voit ici confirmé : ne manie pas qui veut les échanges entre 11 personnages, souvent tous en scène !
Carcan et consolation
Au sein de cette assemblée féminine, les hommes, on s’en doute, sont un peu malmenés, mais surtout le mariage et la maternité, dont le goût amer pointe derrière l’amour inconditionnel, voire envahissant de chacune pour ses enfants. Les deux cousines enceintes s’épancheront l’une sur une grossesse qui la prive de sa vie, l’autre sur son appréhension face à un quatrième enfant. Pourtant, il leur est impossible d’envisager un avortement pour leur cousine presque adolescente, comme s’il leur était insupportable que les diktats qu’elles ont acceptés puissent être remis en question. Le carcan d’une culture encore fortement ligotée au dogme catholique est l’un des thèmes qui traversent les pièces de Nathalie Doummar ; la libération de ses figures féminines ne se fait pas sans heurter les gens qu’elles aiment. Le personnage de Diane, qu’elle incarne ici (en alternance avec Sharon Ibgui), doit ainsi manœuvrer entre la tolérance et la rigidité des siennes. Mouton noir de la famille pour avoir divorcé et avoir été en couple avec une femme, elle hésite elle-même entre la culpabilité et le choix assumé.
À la fin, tous les conflits ne se résolvent pas par magie, mais le dénouement apporte une délivrance à la digne Nana, dont on a appris la vie sacrifiée. De grand-mère consolante, elle devient celle qui est consolée, lorsqu’elle peut enfin se reposer, la tête sur les genoux d’une de ses petites-filles et veillée par les deux autres – poignante finale de douceur et d’apaisement. Avec brio, Nathalie Doummar rend hommage à la sororité et à la famille dans ce qu’elle ont de lourd comme de réconfortant.
Mama
Texte : Nathalie Doummar. Mise en scène : Marie-Ève Milot. Assistance à la mise en scène : Josianne Dulong-Savignac. Scénographie : Geneviève Lizotte. Costumes : Cynthia St-Gelais. Lumière : Martin Sirois. Musique : Antoine Berthiaume. Accessoires : Nadine Jaafar. Vidéo : Chélanie Beaudin-Quintin. Chorégraphie : Mona El Huseini. Maquillages et coiffures : Justine Denoncourt-Bélanger. Avec Karina Aktouf, Lamia Benhacine, Nathalie Doummar (en alternance avec Sharon Ibgui), Nicole Doummar, Ambre Jabrane, Aïda Nader, Wiam Mokhtari, Mireille Naggar, Igor Ovadis, Natalie Tannous, Mireille Tawfik, Leila Thibeault Louchem et Elisabeth Sirois. Une production de Duceppe, présentée au Théâtre Jean-Duceppe jusqu’au 8 octobre 2022.