Critiques

Les Jumeaux d’Arcadie : Un réjouissant conte musical brechtien

© Nicola-Frank Vachon

Un roi, une reine, des jumeaux, un royaume sans soleil et sans lune, des chansons… La table semble mise pour une histoire fleur bleue reposant sur des archétypes. La fable théâtro-musicale Les Jumeaux d’Arcadie s’avère toutefois beaucoup plus surprenante que sa prémisse. En jouant avec les codes du théâtre musical et du théâtre épique, le Théâtre Sortie de Secours et ses acolytes ont concocté une création aux multiples résonances et à la fantaisie débridée qui lance fort bien la saison du Théâtre Périscope.

Le royaume d’Arcadie a un héritier et une héritière : Grande Sœur, qui veut rentabiliser et diriger la patrie de main de fer, et Petit Frère, plus attiré par la poésie et par le peuple que par le pouvoir. Le jour de leur 25e anniversaire, leur père le Roi les envoie hors du château pour éprouver leur valeur et décider qui sera son ou sa successeur·e. Mais une série d’événements inattendus et le froid polaire qui menace de glacer le royaume poussent la première à bâtir une tour imprenable et le second à partir sur les routes avec des compagnons, à la recherche d’un paradis perdu.

Philippe Soldevila a visiblement trouvé sa voix comme auteur de livret. Le texte puise à l’imaginaire et à la sensibilité de sa trilogie pour jeune public Conte de la Lune, de la Neige et du Soleil. Il reprend le côté multidisciplinaire, échevelé et par moments tragi-comique de ses fictions biographiques sur les Acadiens Christian E., Pierre-Guy B. et Luc L. Mais les répliques tombent avec une acuité et un sens de la formule accrus, alors que les lignes narratives tissent une tapisserie serrée… Les partitions du compositeur Jean-François Mallet y sont assurément pour quelque chose.

Avec éclat et précision, livrée tout du long par l’Orchestre Tutta Musica, la musique porte la pièce et exigeait de choisir des interprètes qui sauraient jouer et chanter avec exactitude, justesse et expressivité. Puisque la très grande majorité des dialogues sont chantés et que le texte repose surtout sur des chansons, tout se devait de s’arrimer avec style : ce qui est le cas. Le compositeur et le petit orchestre de cordes et d’instruments à vent se frottent à plusieurs genres : ballade médiévale, musique de la renaissance, complaintes rock à la Starmania, pièces plus jazzées, chansons grandioses où les voix semblent vouloir percer le plafond du théâtre… Un ambitieux, éclectique et réjouissant amalgame, porté par des interprètes de feu.

Moments de virtuosité

Frédérique Cyr-Deschênes et Pierre-Olivier Grondin, dans les rôles des jumeaux royaux, brillent de tout leur éclat. Il et elle ont le ton juste, la voix solide et agréable – avec quelques moments de virtuosité. Leurs personnages (et leur interprétation) se complexifient au fil de la pièce alors que grandissent la mégalomanie de Grande Sœur et la lucidité de Petit Frère,.

Bruno Marquis et Claire Normand ont aussi d’excellentes voix chantées, mais se démarquent surtout par leur jeu, juste assez clownesque et tragi-comique. Lorsqu’elle incarne la Reine, Normand se dépatouille avec un accent pas évident mais assez drôle, en réussissant tout de même à faire passer une palette d’émotions. Son interprétation de G-String, une tenancière de bar des bas quartiers, qui a une certaine parenté avec Marjo, est simplement formidable.

Marie-Pier Chamberland incarne, quant à elle, Mademoiselle X, le personnage le plus sombre, qui guidera toutefois les autres vers une nouvelle terre promise, loin du totalitarisme, des émanations toxiques et de la manipulation médiatique qui gangrènent le royaume.

Au fil des questions politiques, sociales et éthiques, le conte musical prend de plus en plus des allures de pièce de Bertolt Brecht. Les personnages annoncent qu’ils vont mourir en chantant, ou livrent leur monologue tragique en étant pleinement conscients des effets de la musique. Ils jouent avec les codes, font des apartés, et on prend autant plaisir à suivre le drame qu’à observer ces pas de côté.

L’esprit et la spécialité marionnettique de Pupulus Mordicus teintent aussi la production. Des chatméras (contraction de chat et caméra) aux yeux rouges rôdent pour capter les discours officiels et surveiller le peuple. Un vieux tronc d’arbre, où les comédien·nes s’insèrent à tour de rôle, sert de narrateur. Le décor à trois étages, comme un chapeau extravagant ou un gâteau, est une métaphore du royaume divisé en trois zones, en plus de tourner sur lui-même et de servir de castelet. Et les truculentes bestioles qui suivent les fugitifs et fugitives, durant la deuxième partie, auxquelles les interprètes donnent voix et mouvement, n’ont rien à envier à celles du film Labyrinthe.

Bref, tout cela forme une grande célébration du théâtre, de la musique et de la fantaisie. On en sort conquis·e, le cœur léger.

© Nicola-Frank Vachon

Les Jumeaux d’Arcadie 

Texte et mise en scène : Philippe Soldevila. Musique : Jean-François Mallet. Univers marionnettique : Pierre Robitaille et Mylène Gagné-Leboeuf. Assistance à la mise en scène et direction de production : Edwige Morin. Conception du décor et des costumes : Christian Fontaine, assisté de Claudie Landry. Conception des lumières et de la vidéo :  Keven Dubois. Avec Marie-Pier Chamberland, Frédérique Cyr-Deschênes, Pierre-Olivier Grondin, Bruno Marquis, Claire Normand et l’Orchestre Tutta Musica. Une production du Théâtre Sortie de Secours, en coproduction avec le Théâtre Populaire d’Acadie, Pupulus Mordicus et l’Orchestre Tutta Musica, présentée au Théâtre Périscope jusqu’au 1er octobre 2022.