Critiques

Mademoiselle Agnès : Sortir le méchant

© Fred Tougas

Il n’est pas essentiel de connaître Le Misanthrope de Molière – bien qu’on détectera quelques allusions au maître du comique français – pour apprécier l’adaptation très libre qu’en a imaginée l’autrice allemande Rebekka Kricheldorf, dans l’excellente version québécoise offerte par le metteur en scène Louis-Karl Tremblay. La production inaugurale de la saison du Théâtre Prospero, sous la gouverne de son nouveau directeur artistique, Philippe Cyr, est pour le moins prometteuse. Cette grande satire mettant en vedette Sylvie Drapeau, dans un registre où on ne l’a jamais vue, ainsi que la distribution solide lui faisant face, mérite amplement le détour.

L’actrice, en pleine possession de ses moyens, y incarne une critique d’art intraitable, pour qui avoir l’honnêteté de dire « la vérité » se révèle un leitmotiv incontournable, une valeur non discutable, pas seulement dans sa profession, hélas, mais également dans sa vie privée ! Ce qui, on s’en doute, ne va pas de soi pour les personnes de son entourage, qui vont goûter à tour de rôle à sa médecine amère et cruelle. Ne fléchissant pratiquement jamais dans son intransigeante attitude – sauf, parfois, à l’égard de son jeune amant, Sascha (Luc Chandonnet), avec qui les échanges se font tout de même de plus en plus corsés –, elle attaque à coups de sentences destructrices les petites hypocrisies et louvoiements qui font le quotidien de la vie en société, n’épargnant personne.

Ainsi, son amie Fanny (Stéphanie Cardi), réfugiée chez elle après avoir été rejetée par son mari médecin pour cause d’infidélité, son ex-amant d’il y a 20 ans, Adrien (Éric Bernier), dont elle connaît intimement tous les faux-fuyants, et même son fils Orlando (Félix Lahaye), chanteur d’un groupe pop dont il est le parolier médiocre, se verront asséner des mises au point virulentes qui font mal à entendre et les placent devant leurs propres contradictions. Quant au milieu culturel, qu’elle pourfend comme Molière le faisait des habitué·es des salons littéraires de son siècle, il se voit représenté ici par deux jeunes artistes performeuses (Sally Sakho et Ariane Trépanier) aux projets alambiqués ainsi que par Sascha, cinéaste en herbe, dont elles sont les groupies exaltées.

© Fred Tougas

La parodie à son paroxysme

Évidemment, la posture de cette critique frustrée – on apprend qu’elle fut jadis l’autrice d’un roman sans succès – ne serait pas tenable longtemps, et encore moins dans le monde d’aujourd’hui où vos moindres propos peuvent être scrutés à la loupe. Ses phrases assassines, assumées avec aplomb, réjouissent tout de même, car Agnès a souvent raison. Mais, comme on dit, toute vérité n’est pas nécessairement bonne à dire. Ici, c’est à un véritable défoulement qu’on assiste, qui ne doit certes pas être pris trop au sérieux. La mise en scène de Louis-Karl Tremblay, assez éclatée, se démarque par sa dimension comique, voire truculente : on rit d’entendre des propos si outranciers, mais aussi, de voir représentés les travers de nos semblables comme de nous-mêmes…

Se déroulant dans une aire de jeu dénudée, où l’on déplace de grands « bean bags » servant de divans, et où un écran d’arrière-fond donne les heures qui passent, de jour comme de nuit, la pièce est aussi agrémentée de scènes hilarantes, où intervient un personnage à part. Élias (Nathalie Claude), clochard recueilli par Agnès et qu’elle dit être son meilleur ami, apporte une touche poétique et complètement disjonctée à la représentation, en bouffon fantaisiste aux costumes extravagants, dont certains éléments évoquent le théâtre de Molière. L’inconscient s’exprime à travers cet être sans filtre, et la parodie se dévoile dans toute sa force. La comédienne qui l’incarne brûle les planches, mais répétons que toute la distribution est impeccable, chacun·e ayant quelque numéro de bravoure où se distinguer.

Nous sommes au théâtre, à n’en pas douter, et celui-ci n’a pas toujours pour but de nous rendre confortables. Mais, cette fois, on aurait tort de se priver de ce plaisir, quand même un peu coupable.

© Fred Tougas

Mademoiselle Agnès

Texte : Rebekka Kricheldorf. Traduction : Leyla-Claire Rabih et Frank Weigand. Adaptation et mise en scène : Louis-Karl Tremblay. Assistance à la mise en scène et régie : Andrée-Anne Garneau. Costumes : Karine Galarneau. Lumières : Robin Kittel-Ouimet. Scénographie : Louis-Karl Tremblay. Une production du Théâtre Point D’Orgue, présentée au Théâtre Prospero jusqu’au 15 octobre 2022.