Sans besoin de décor ni d’artifice, la danse butô, langue méconnue, est familière à qui a fréquenté Kazuo Ohno, Yoshito Ohno et le Japon. Le butô est un mouvement sans rupture, jailli de l’intérieur du corps et diffracté en une multitude d’attitudes théâtrales, qui semblent précipiter l’être dans le néant. Cette danse, qu’on dit être d’« états de corps », fait un bel usage de la marche et des courbures, comme si jamais l’expression de l’interprète, pourtant personnelle, ne dépassait les codes de la politesse et de la bienséance.
Avec ses déplacements à travers des vides, bordés de fragiles découpures de rayons lumineux, Lucie Grégoire, habillée simplement dans un vêtement de la couleur du deuil au Japon, le blanc, épouse les sollicitations sonores. Une musique répétitive et ensorcelante la recouvre à chaque instant et paraît la diriger. Ce chant du monde va grondant, et elle s’en fait l’instrument.
Dans une heure de solo, jamais elle ne flanche. Son témoignage silencieux ne perd pas le fil de sa concentration. Tantôt hagarde tantôt douloureuse, la danseuse vibre de tout cet art, légué par son maître en butô aujourd’hui disparu, son partenaire nippon. Elle est ancrée dans une méditation profonde, comme absente à nous et évidée de toute identité propre, sur ces éléments sonores qui l’incitent à plonger vers la terre. Sur son visage se lit la magie inquiétante des haïkus.
Théâtre mimé
Voici qu’elle se transforme en ermite, en sorcière, en instrument du chant, en personnages évanescents. Sans autre but que se donner elle-même, cette créature au faciès mobile se déplace vers nous, public concentré à la suivre dans son errance, dans ce rapport intime : tour à tour, elle nous affronte, comme pour nous faire reculer, et se détourne, tel un orage qui a passé. Sa danse exprime des hérésies et des questionnements, des gestes fébriles lui viennent au bout des mains et ses bras se tordent, l’entraînant un peu plus loin.
A-t-elle reçu une réponse à ses questions muettes ? Elle s’enfonce dans l’incartade, l’écart, l’aberration. Il y a de l’angoisse, de l’Autre, de l’ailleurs, de l’après, dans ce corps livré aux sensations. On croirait voir le dessous des cartes, l’envers de l’âme, le flux à contre-courant de ses émotions. La danseuse se penche, se couche au sol, face contre terre, et permet au corps d’exprimer sa dissidence, ses inflexions de mort, dans une grande capacité d’écoute et de présence. Elle montre ce qui ne peut se dire, sans trahir ses intentions.
Par cette pièce de méditation, Lucie Grégoire est à la fois concise et communicative, offerte à ce qu’on veut bien voir dans le butô. Dans ses postures graphiques, hantées par le vent, on ressent la menace, la terreur, ce qui tombe lourdement de la musique sur ce corps réceptif, cette écorce, cette pelure humaine.
En évoquant les vies fragiles de personnages dotés d’un sixième sens, celui de danser l’adversité imminente, les signes du butô arrêtent le langage au seuil du studio de danse. On s’y vide du bavardage, on fait l’expérience de ce néant envahissant qui chatouille la force incoercible du vivant. Le rite de cette danse ineffable importe d’illisibles symboles de la nature. C’est à la fois exquis et simple, donnée immédiate et profondeur d’un poème zen.
Chorégraphie et interprétation : Lucie Grégoire. Musique : Hildur Gudnadottir. Conseiller à la dramaturgie et montage sonore : Paulo Castro-Lopes. Répétitrice : Dodik Gédouin. Éclairages : Alain Lortie. Son : Nicolas Borycki. Direction technique, Régie son et Direction de production : Judith Allen. Costumes : Marilène Bastien. Une production de Lucie Grégoire Danse, présentée à l’Agora de la danse, Édifice Wilder, jusqu’au 1er octobre 2022.
Sans besoin de décor ni d’artifice, la danse butô, langue méconnue, est familière à qui a fréquenté Kazuo Ohno, Yoshito Ohno et le Japon. Le butô est un mouvement sans rupture, jailli de l’intérieur du corps et diffracté en une multitude d’attitudes théâtrales, qui semblent précipiter l’être dans le néant. Cette danse, qu’on dit être d’« états de corps », fait un bel usage de la marche et des courbures, comme si jamais l’expression de l’interprète, pourtant personnelle, ne dépassait les codes de la politesse et de la bienséance.
Avec ses déplacements à travers des vides, bordés de fragiles découpures de rayons lumineux, Lucie Grégoire, habillée simplement dans un vêtement de la couleur du deuil au Japon, le blanc, épouse les sollicitations sonores. Une musique répétitive et ensorcelante la recouvre à chaque instant et paraît la diriger. Ce chant du monde va grondant, et elle s’en fait l’instrument.
Dans une heure de solo, jamais elle ne flanche. Son témoignage silencieux ne perd pas le fil de sa concentration. Tantôt hagarde tantôt douloureuse, la danseuse vibre de tout cet art, légué par son maître en butô aujourd’hui disparu, son partenaire nippon. Elle est ancrée dans une méditation profonde, comme absente à nous et évidée de toute identité propre, sur ces éléments sonores qui l’incitent à plonger vers la terre. Sur son visage se lit la magie inquiétante des haïkus.
Théâtre mimé
Voici qu’elle se transforme en ermite, en sorcière, en instrument du chant, en personnages évanescents. Sans autre but que se donner elle-même, cette créature au faciès mobile se déplace vers nous, public concentré à la suivre dans son errance, dans ce rapport intime : tour à tour, elle nous affronte, comme pour nous faire reculer, et se détourne, tel un orage qui a passé. Sa danse exprime des hérésies et des questionnements, des gestes fébriles lui viennent au bout des mains et ses bras se tordent, l’entraînant un peu plus loin.
A-t-elle reçu une réponse à ses questions muettes ? Elle s’enfonce dans l’incartade, l’écart, l’aberration. Il y a de l’angoisse, de l’Autre, de l’ailleurs, de l’après, dans ce corps livré aux sensations. On croirait voir le dessous des cartes, l’envers de l’âme, le flux à contre-courant de ses émotions. La danseuse se penche, se couche au sol, face contre terre, et permet au corps d’exprimer sa dissidence, ses inflexions de mort, dans une grande capacité d’écoute et de présence. Elle montre ce qui ne peut se dire, sans trahir ses intentions.
Par cette pièce de méditation, Lucie Grégoire est à la fois concise et communicative, offerte à ce qu’on veut bien voir dans le butô. Dans ses postures graphiques, hantées par le vent, on ressent la menace, la terreur, ce qui tombe lourdement de la musique sur ce corps réceptif, cette écorce, cette pelure humaine.
En évoquant les vies fragiles de personnages dotés d’un sixième sens, celui de danser l’adversité imminente, les signes du butô arrêtent le langage au seuil du studio de danse. On s’y vide du bavardage, on fait l’expérience de ce néant envahissant qui chatouille la force incoercible du vivant. Le rite de cette danse ineffable importe d’illisibles symboles de la nature. C’est à la fois exquis et simple, donnée immédiate et profondeur d’un poème zen.
Dérives
Chorégraphie et interprétation : Lucie Grégoire. Musique : Hildur Gudnadottir. Conseiller à la dramaturgie et montage sonore : Paulo Castro-Lopes. Répétitrice : Dodik Gédouin. Éclairages : Alain Lortie. Son : Nicolas Borycki. Direction technique, Régie son et Direction de production : Judith Allen. Costumes : Marilène Bastien. Une production de Lucie Grégoire Danse, présentée à l’Agora de la danse, Édifice Wilder, jusqu’au 1er octobre 2022.