Le Théâtre Rude Ingénierie amène sa folle ingéniosité et son esprit libre sur la scène du Théâtre du Trident pour la première fois avec Alice ! Comme une lanterne magique, leur proposition multidisciplinaire décuple l’absurdité, l’humour et l’étrangeté du texte d’Emmanuelle Jimenez, inspiré des œuvres de Lewis Carroll, pour façonner un envoûtant et étourdissant jeu visuel et sonore.
La compagnie crée des objets d’art multi, qui trouvent rarement une place sur les scènes plus traditionnelles. Pensons à Dreamland, tissage de faits et de fiction sur Coney Island, où le public se promenait autour d’une installation intégrant de la vidéo. Ou encore à leur mémorable tableau Les Palais, réalisé avec L’orchestre d’hommes-orchestres dans le parcours déambulatoire Où tu vas quand tu dors en marchant… ?, qui assemblait une série de gestes performatifs isolés en une grande communion musicale.
Pour Alice !, Bruno Bouchard, Philippe Lessard Drolet et Pascal Robitaille plantent leurs quartiers côté cour et contrôlent tout l’attirail technique : instruments de musique, objets de bruitage, machines et éclairages. Au début de la pièce, outre un piano bricolé et sans pianiste, situé à l’autre extrémité de la scène, celle-ci est presque vide. Un pendule et une petite table ronde, où est placé un jeu d’échecs, servent de point d’ancrage à Lise Castonguay, qui incarne une Alice pétillante et inspirée devenue vieille dame. (Côté jardin, on la voit peu, et c’est dommage.) La toute jeune Alice est campée par Marianne Marceau, divinement posée, curieuse, empathique et juste assez raisonneuse pour répliquer avec aplomb aux hurluberlu·es qu’elle croisera.
Les trames narratives d’Alice au pays des merveilles et de La Traversée du miroir sont entremêlées : il fait chaud, la fillette s’ennuie, elle suit le lapin blanc, traverse, chute, grandit, rétrécit, rencontre une panoplie d’animaux et de personnages de comptines et d’histoires, et aboutit chez la Reine de Cœur. Si les répliques tombent à point et que les phrases sont joliment tournées, c’est surtout la manière dont le récit prend vie qui nous intéresse ici.
Le visage du Chat du Cheschire, dessiné à l’aide de tubes lumineux, apparaît, disparaît et se démultiplie. Un petit robot téléguidé éclaire les transformations d’Alice (et deviendra l’étrange bébé qui se métamorphose en cochon). La Reine blanche (Linda Laplante), froufroutante et bégayante, sort d’un coffre noir comme ceux qu’on utilise pour ranger le matériel lors des tournées de spectacle.
Mise en scène mobile
Ces coffres sur roulettes sont la clé de toute la mise en scène, qui se veut mobile, facilement transformable, avec des effets de boîtes à surprise. Ils forment le train qui sert de corps à la Chenille et d’où sortent pieds et mains. Ils créent le mur d’Humpty Dumpty (très bon Éric Leblanc), le capharnaüm de la maison de la Duchesse (inquiétante sous les traits de Maude Boutin St-Pierre) et la table du Chapelier fou (Philippe Savard), lors d’une scène qui piétine un brin.
C’est d’ailleurs l’un des bémols de cette production. Dans une mise en scène qui déborde d’audace et d’ingéniosité, avec une distribution loin d’être dépourvue de talent, on sent parfois que le Théâtre Rude Ingénierie n’a pas eu assez de temps pour préciser les déplacements et la direction d’acteurs. Les idées sont là, mais manquent de polissage.
L’efficace chaos envahissant qui colle à l’état d’esprit d’Alice, toujours plus déstabilisée par les non-sens, est porté par la musique et tout l’environnement sonore. Surtout faite par le Cavalier (excellent Karl-Patrice Dupuis), dont le cheval est un grand échafaud roulant, une murale en fond de scène s’étoffe pendant toute la représentation, jusqu’à devenir un déluge de couleurs, de traits et de mots.
Ajoutés à cela, les déplacements des interprètes sont tantôt superbement chorégraphiés, comme pour la scène de Tweedledum et Tweedledee, mais de plus en plus erratiques et approximatifs, vers la fin. Les éclairages de part et d’autre du mur d’Humpty Dumpty ratent les visages des comédiens et comédiennes. Au procès final, malgré la présence dangereusement rieuse d’Éva Daigle en Reine de Cœur, on perd des répliques faute de volume ou à cause des défaillances des micros et on n’a plus ces points focaux qui nous permettaient d’apprécier la traversée.
C’est la part de beau risque que présente l’entrée dans un théâtre institutionnel d’une compagnie qui cherche, expérimente et trouve ses idées dans la salle de répétition : sa démarche est un peu bousculée dans ce cadre temporel plus rigide. On le sent aussi dans les cadrages flous; dans ces certaines scènes, les éléments semblent flotter sur la scène trop vaste.
N’empêche qu’on en voudrait plus, de ces démarches qui osent, de ces univers théâtraux qui se déploient avec d’autres codes. Espérons que cette belle alliance n’est qu’un début.
Texte : Emmanuelle Jimenez, d’après les œuvres de Lewis Carroll. Mise en scène : Théâtre Rude Ingénierie, assisté d’Edwidge Morin. Scénographie : Hugues Bernatchez. Costumes : Danielle Boutin. Direction du mouvement : Josiane Bernier. Accessoires : Alice Poirier et Géraldine Rondeau. Éclairages et musique : Théâtre Rude Ingénierie. Avec Maude Boutin St-Pierre, André Robillard, Noémie F. Savoie, Patrick Ouellet, Philippe Savard, Pascal Robitaille, Éva Daigle, Linda Laplante, Lise Castonguay, Éric Leblanc, Marianne Marceau, Bruno Bouchard, Philippe Lessard Drolet et Karl-Patrice Dupuis. Une coproduction du Théâtre Rude Ingénierie et du Théâtre du Trident, présentée au Théâtre du Trident jusqu’au 3 décembre 2022.
Le Théâtre Rude Ingénierie amène sa folle ingéniosité et son esprit libre sur la scène du Théâtre du Trident pour la première fois avec Alice ! Comme une lanterne magique, leur proposition multidisciplinaire décuple l’absurdité, l’humour et l’étrangeté du texte d’Emmanuelle Jimenez, inspiré des œuvres de Lewis Carroll, pour façonner un envoûtant et étourdissant jeu visuel et sonore.
La compagnie crée des objets d’art multi, qui trouvent rarement une place sur les scènes plus traditionnelles. Pensons à Dreamland, tissage de faits et de fiction sur Coney Island, où le public se promenait autour d’une installation intégrant de la vidéo. Ou encore à leur mémorable tableau Les Palais, réalisé avec L’orchestre d’hommes-orchestres dans le parcours déambulatoire Où tu vas quand tu dors en marchant… ?, qui assemblait une série de gestes performatifs isolés en une grande communion musicale.
Pour Alice !, Bruno Bouchard, Philippe Lessard Drolet et Pascal Robitaille plantent leurs quartiers côté cour et contrôlent tout l’attirail technique : instruments de musique, objets de bruitage, machines et éclairages. Au début de la pièce, outre un piano bricolé et sans pianiste, situé à l’autre extrémité de la scène, celle-ci est presque vide. Un pendule et une petite table ronde, où est placé un jeu d’échecs, servent de point d’ancrage à Lise Castonguay, qui incarne une Alice pétillante et inspirée devenue vieille dame. (Côté jardin, on la voit peu, et c’est dommage.) La toute jeune Alice est campée par Marianne Marceau, divinement posée, curieuse, empathique et juste assez raisonneuse pour répliquer avec aplomb aux hurluberlu·es qu’elle croisera.
Les trames narratives d’Alice au pays des merveilles et de La Traversée du miroir sont entremêlées : il fait chaud, la fillette s’ennuie, elle suit le lapin blanc, traverse, chute, grandit, rétrécit, rencontre une panoplie d’animaux et de personnages de comptines et d’histoires, et aboutit chez la Reine de Cœur. Si les répliques tombent à point et que les phrases sont joliment tournées, c’est surtout la manière dont le récit prend vie qui nous intéresse ici.
Le visage du Chat du Cheschire, dessiné à l’aide de tubes lumineux, apparaît, disparaît et se démultiplie. Un petit robot téléguidé éclaire les transformations d’Alice (et deviendra l’étrange bébé qui se métamorphose en cochon). La Reine blanche (Linda Laplante), froufroutante et bégayante, sort d’un coffre noir comme ceux qu’on utilise pour ranger le matériel lors des tournées de spectacle.
Mise en scène mobile
Ces coffres sur roulettes sont la clé de toute la mise en scène, qui se veut mobile, facilement transformable, avec des effets de boîtes à surprise. Ils forment le train qui sert de corps à la Chenille et d’où sortent pieds et mains. Ils créent le mur d’Humpty Dumpty (très bon Éric Leblanc), le capharnaüm de la maison de la Duchesse (inquiétante sous les traits de Maude Boutin St-Pierre) et la table du Chapelier fou (Philippe Savard), lors d’une scène qui piétine un brin.
C’est d’ailleurs l’un des bémols de cette production. Dans une mise en scène qui déborde d’audace et d’ingéniosité, avec une distribution loin d’être dépourvue de talent, on sent parfois que le Théâtre Rude Ingénierie n’a pas eu assez de temps pour préciser les déplacements et la direction d’acteurs. Les idées sont là, mais manquent de polissage.
L’efficace chaos envahissant qui colle à l’état d’esprit d’Alice, toujours plus déstabilisée par les non-sens, est porté par la musique et tout l’environnement sonore. Surtout faite par le Cavalier (excellent Karl-Patrice Dupuis), dont le cheval est un grand échafaud roulant, une murale en fond de scène s’étoffe pendant toute la représentation, jusqu’à devenir un déluge de couleurs, de traits et de mots.
Ajoutés à cela, les déplacements des interprètes sont tantôt superbement chorégraphiés, comme pour la scène de Tweedledum et Tweedledee, mais de plus en plus erratiques et approximatifs, vers la fin. Les éclairages de part et d’autre du mur d’Humpty Dumpty ratent les visages des comédiens et comédiennes. Au procès final, malgré la présence dangereusement rieuse d’Éva Daigle en Reine de Cœur, on perd des répliques faute de volume ou à cause des défaillances des micros et on n’a plus ces points focaux qui nous permettaient d’apprécier la traversée.
C’est la part de beau risque que présente l’entrée dans un théâtre institutionnel d’une compagnie qui cherche, expérimente et trouve ses idées dans la salle de répétition : sa démarche est un peu bousculée dans ce cadre temporel plus rigide. On le sent aussi dans les cadrages flous; dans ces certaines scènes, les éléments semblent flotter sur la scène trop vaste.
N’empêche qu’on en voudrait plus, de ces démarches qui osent, de ces univers théâtraux qui se déploient avec d’autres codes. Espérons que cette belle alliance n’est qu’un début.
Alice !
Texte : Emmanuelle Jimenez, d’après les œuvres de Lewis Carroll. Mise en scène : Théâtre Rude Ingénierie, assisté d’Edwidge Morin. Scénographie : Hugues Bernatchez. Costumes : Danielle Boutin. Direction du mouvement : Josiane Bernier. Accessoires : Alice Poirier et Géraldine Rondeau. Éclairages et musique : Théâtre Rude Ingénierie. Avec Maude Boutin St-Pierre, André Robillard, Noémie F. Savoie, Patrick Ouellet, Philippe Savard, Pascal Robitaille, Éva Daigle, Linda Laplante, Lise Castonguay, Éric Leblanc, Marianne Marceau, Bruno Bouchard, Philippe Lessard Drolet et Karl-Patrice Dupuis. Une coproduction du Théâtre Rude Ingénierie et du Théâtre du Trident, présentée au Théâtre du Trident jusqu’au 3 décembre 2022.