Opinion

Ma fureur

© Marlène Gélineau Payette

J’avais vu La fureur de ce que je pense à sa création, le 25 avril 2013 pour être exact. J’avais gardé le billet dans mon journal à côté de cette entrée : « Maintenant commence la poursuite. Je tenais sa main pour essayer de me retenir, de basculer, vers l’imminence… Il est trop tard. »

J’avais 16 ans. Ma féminité me détruisait et les mots m’échappaient pour comprendre les enjeux faisant de mon corps un objet, une arme, un fétiche et un tabou.

Lorsque j’ai rencontré la parole de Nelly Arcan, son corps était déjà parti. J’avais 15 ans et je lisais Folle dans mon cours de physique. Je me faisais constamment réprimander et on finissait par me confisquer le livre. Moi qui étais une élève exemplaire, dont la plus grande peur était probablement de déplaire, je devenais soudainement revendicatrice et arrogante, tenant Folle fermement dans mes mains, refusant de laisser aller le livre. Je refusais qu’on me le prenne. J’avais entre les mains ce que je considérais comme mon héritage. Je détenais les premiers indices de mon échappée, de mon émancipation. Je savais qu’il y avait dans ces lignes des clés qui allaient me permettre de vivre, de ne pas me faire avaler. Alors je m’accrochais à mon livre comme à ma vie, en regardant mon professeur de physique dans les yeux. Il me privait de mon héritage, me dérobait du peu de témoignages dont je disposais et qui me permettaient de ne pas devenir folle et de ne pas planter un clou au mur de ma cuisine. Je le regardais dans les yeux sans mot dire, sans gémir, refusant de me plier à ce qu’on attendait de moi : la soumission.

Plusieurs années se sont écoulées avant que je puisse regarder la féminité, celle que Nelly dissèque, détruit et cherche désespérément, de la même manière. Huit années précisément. Huit années ont dû passer avant que je puisse accorder à la féminité ce même regard de défi.

Durant ces huit années, je me suis fait avaler, même si je m’étais promis de ne pas succomber, en lisant Folle dans mon cours de physique. Même si je m’étais promis, moi, d’échapper à tout ce qui détruisait celle qui ne m’avait laissé que ses mots. Mais j’avais besoin de plonger, de suivre ses traces, celles de Nelly, de voir jusqu’où je pourrais me rendre, de constater par moi-même, de pousser l’expérience, de flirter avec ma propre perte. J’avais besoin de danser avec ce qui m’érigeait et me détruisait. J’avais besoin de me tester, de me piéger, de prétendre à la fin et de voir combien de fois je me relèverais avant la chute finale, qui me guettait à chaque faux pas.

Chaque année, je voyais le chiffre 36 se rapprocher, sournoisement, du coin de l’œil. Il m’épiait. Et en guise de réponse, je plongeais plus profondément. La prophétie de Nelly s’était emparée de moi et je la regardais suivre son cours, de mes cheveux à mes jambes lisses. Je regardais la prophétie ériger ses pièges tout autour de moi. J’avais conscience du danger qui me taraudait, mais l’alternative me semblait ô combien plus risquée. Alors, je suivais ce chemin déjà tout tracé, rassurant de clarté et de direction. Je suivais ce chemin qui allait contre tout ce que j’étais, mais qui m’était présenté comme l’Unique, le Bon et qui, surtout, me rapprochait de toi, de tes 36 ans, enfin délivrée.

Dans un sens, c’est le théâtre qui m’a sauvé·e, qui a déjoué la prophétie à laquelle je m’étais soumis·e, au départ sans le savoir, puis de mon plein gré et avec la naïveté que seules les personnes condamnées peuvent retrouver. Le théâtre s’est imposé à moi lorsque j’ai vu La fureur de ce que je pense, il y a neuf ans. J’ai eu la soudaine révélation, devant ce spectacle, devant ces incarnations, que j’y trouverais la délivrance que n’a jamais trouvée Nelly dans le monde tangible.

Alors, en me basant sur une vague intuition, sur une indicible pulsion, je me suis acharné·e. J’ai frappé sur ce clou que j’ai décidé de planter au théâtre plutôt que dans ma cuisine. Et c’est à coup de dévouement et d’entêtement que je suis entré·e à l’École nationale de théâtre. J’ai terminé ma formation comme on monte à l’échafaud. Comment vivre après avoir atteint ce qui de loin semblait être une finalité ?

Je ne réalisais pas que tout ne faisait que commencer.

Parce qu’à l’École je n’ai pas appris à jouer. J’ai appris que je jouais déjà. Et c’est en quittant l’École que j’ai appris que ma délivrance se trouverait dans l’authenticité.

Et la mienne a commencé par une transition de genre.

J’ai 26 ans, et le chiffre 36 ne me fait plus peur.

J’ai 26 ans, et je suis trans et non-binaire.

C’est ainsi, grâce à ces mots, que je m’extirpe peu à peu du joug prophétique qui se resserre sur moi comme la corde autour du cou de Nelly. Les mots sont puissants et lorsqu’ils sont dits, énoncés, leur puissance est alors dédoublée, capable de faire dévier des existences, de défricher d’autres chemins et d’empêcher l’imminence.

C’est cette puissance qui m’a traversé·e face à La fureur de ce que je pense. C’est cette même puissance qui a retracé son chemin en moi lorsque je me suis assis·e face au même spectacle neuf ans plus tard.

C’est cette puissance qui m’a été léguée, de mains saccagées, meurtries mais sacrées, et que je reprends avec toute la fureur héritée de Nelly Arcan et de toutes celles qui savent et qui parlent.

Cha Raoutenfeld

À propos de

Cha Raoutenfeld est un·e artiste transdisciplinaire queer d’origine slave. Cha possède des formations en danse, en théâtre et en performance. C’est dans la marge, accompagné·e par la déconstruction et le remise en question des schémas dominants, qu’iel s’épanouit. Iel travaille actuellement sur la création d’une trilogie théâtrale identitaire.