Critiques

Moby Dick : Où Achab est broyé par son orgueil

© Christophe Raynaud de Lage

Lorsqu’il arrache à son équipage le serment de poursuivre jusqu’au bout de la mer Moby Dick, le gigantesque cachalot blanc qui lui a amputé la jambe, le capitaine Achab scelle leur destin. Les abysses de la mort s’ouvrent sous leurs pieds. Leur périple les emporte dans une fissure du monde, qui n’est plus que tempête et combat singulier contre les baleines. La démence du vindicatif chasseur de cétacés semble déchaîner les éléments. Dans ce jeu tragique, il est le maître de l’univers. Il irait même jusqu’à punir le soleil si celui-ci l’avait offensé. L’orgueil démesuré de l’homme blessé déclenche des forces terribles qui les broieront tous.

Dans ce théâtre de marionnettes créé par la compagnie franco-norvégienne Plexus Polaire, les humains ne contrôlent pas leur destinée. C’est par Ismaël, unique comédien en chair et en os et unique survivant de la catastrophe, que nous pénétrons dans le cerveau du capitaine Achab. Il est le seul qui nous relie au royaume des ombres, où se déploient les pantins animés par des marionnettistes vêtu·es de noir. Leur présence est une métaphore du monde. Le questionnement sur le réel et le rêve, sur la nature humaine, sur notre place dans l’univers, sur l’existence de Dieu est la matière même de ce Moby Dick norvégien.

© Christophe Raynaud de Lage

Quand l’esprit du texte se matérialise sur scène

La mise en scène de Yngvild Aspeli, elle-même issue d’une famille de pêcheurs, propose une scénographie immersive, où se rencontrent le palpable et l’impalpable. L’environnement visuel est une étonnante boîte à malice, où les marionnettes vivent dans un continuum toujours en mouvement, fait de projections et de fumée, un univers fluide et évanescent, traversant des orages et des déferlements de vagues menaçantes. À mesure que l’esprit d’Achab se délite, son navire également se déconstruit. Les hommes terrifiés n’osent défier leur commandant dément. Les éléments survoltés s’abattent sur l’équipage tétanisé.

La musique en direct interprétée par Guro Skumsnes Moe et Håvard Skaset, en osmose avec le déroulement, enveloppe le drame d’une aura de profondeurs marines, de tempêtes, de chants de baleines. Telle une trame sonore de film, leur musique magnifie les événements : usage de la voix pour le chant des sirènes, explosion rock pour les intempéries, free jazz lorsque l’esprit vacille. Cet univers musical souligne et appuie le remarquable travail des sept marionnettistes, parfois invisibles, parfois personnifiant eux-mêmes et elles-mêmes la mort, ou se démultipliant leur image, donnant ainsi l’illusion d’une foule. Les objets ondulent, les chaloupes tanguent, l’immense cachalot jaillit des flots comme un éclair destructeur. Plus de 50 accessoires et marionnettes s’animent, manipulés avec doigté. La précision des gestes et des postures, combinée à un éclairage extraordinaire, nous fait oublier que ne sont que des pantins. Ce cocon scénographique donne tout son sens au puissant texte de Herman Melville. Ce texte, en français et en anglais, traduit en surtitres, parle de notre petitesse, de notre insuffisance face à la grandeur du monde et de notre destin. La mer est un gouffre profond où se cachent tous les mystères de la vie de la mort.

Moby Dick est un pur ravissement qui, dans le prolongement du roman, entremêle questions ontologiques et aventure. Achab, l’impie, par sa volonté de vengeance démesurée, soulève les grands débats sur la nature opposée à la culture, sur la place de l’humanité sur terre, sur les pulsions de mort qui entraînent la destruction de la planète. L’œuvre prémonitoire de Melville, avec un Moby Dick irréductible, rebondit aujourd’hui dans l’actualité d’un sommet sur les changements climatiques. Peut-être que, ici aussi, c’est finalement Moby Dick qui l’emportera.

© Christophe Raynaud de Lage

Moby Dick

Texte : Pierre Devérines, Sarah Lascar, Daniel Collados, Alice Chéné, Viktor Lukawski, Maja Kunsic et Andreu Martinez Costa, d’après le roman de Herman Melville. Mise en scène : Yngvild Aspeli.  Assistance à mise en scène (en tournée) : Benoît Seguin. Assistance à la mise en scène (lors de la création) : Pierre Tual. Dramaturgie : Pauline Thimonnier. Composition musique : Guro Skumsnes Moe, Ane Marthe Sørlien Holen et Havard Skaset. Fabrication des marionnettes : Polina Borisova, Yngvild Aspeli, Manon Dublanc, Sebastien Puech et Elise Nicod. Scénographie : Elisabeth Holager Lund. Lumières : Xavier Lescat et Vincent Loubière. Vidéo : David Lejard-Ruffet. Costumes : Benjamin Moreau. Son : Raphaël Barani. Avec (en alternance) Alexandre Pallu, Madeleine Barosen Herholdt, Yann Claudel, Olmo Hidalgo, Cristina Iosif, Scott Koehler et Laëtitia Labre. Une production de Plexus Polaire, présentée au théâtre Le Diamant jusqu’au 26 novembre 2022 et au Théâtre Outremont les 1er et 2 décembre 2022.