Critiques

L’Éveil du printemps : Balancer entre le grotesque et la tendresse

© Stéphane Bourgeois

De la grimpe et des glissades, des éclairages obsédants dans une forêt sensuelle faite de cordages et de bas de nylon, une trame sonore percussive et planante : l’enveloppe de L’Éveil du printemps a tout pour fouetter le sang et séduire les sens. On reconnaît l’énergie et le mouvement des mises en scène d’Olivier Arteau, directeur artistique du Théâtre du Trident, qui s’est adjoint ici l’aide de Fabien Piché pour les chorégraphies.

Sur une pente abrupte qui trône au centre de la scène, les interprètes de la pièce, qui incarnent des adolescent·es traversé·es de pulsions, de questions et d’hormones, se lancent, s’agrippent, glissent à toute allure. Les adultes, pataud·es et grotesques, se contentent la plupart du temps de rester au sol ou avachi·es dans des fauteuils rembourrés. La pente est une sorte de tremplin du désir, conçu par la scénographe Amélie Trépanier, qui mène à une zone pleine d’ombres et de chants en fond de scène. Une version plus érotique et plus sauvage de la forêt de voiles diaphanes où se déroulait Le Songe d’une nuit d’été, mis en scène par Olivier Normand au même théâtre en 2017.

L’Éveil du printemps de Frank Wedekind est beaucoup moins connu que la pièce de Shakespeare et a été censuré lors de sa création. On y suit des jeunes en quête d’informations sur la sexualité, qui tentent de résoudre la tension entre le désir et la morale. Outre cette prémisse, David Paquet a presque tout modifié, pour que cette quête résonne davantage aujourd’hui. Melchior est devenu un personnage féminin, incarné avec feu par Claude Breton-Potvin. Wendla (Sarah Villeneuve-Desjardins, qui brille assurément cet hiver sur la scène du Trident) ne mourra pas à cause d’un avortement clandestin. On arrête là le jeu des comparaisons, puisque bien peu de gens peuvent se targuer d’avoir lu ou vu l’œuvre dont s’est très librement inspiré David Paquet.

À Québec, on connaît aussi très peu les textes du dramaturge québécois, malgré son parcours jalonné de prix. À part Appels entrants illimités, présentée au Théâtre jeunesse Les Gros Becs en 2014, ses pièces voyagent plus facilement en Europe que vers la capitale. Son humour mordant et solidement décalé arrive donc comme une bouffée de fraîcheur – ou une tonne de briques.

© Stéphane Bourgeois

Peu subtil, mais réfléchi

La pièce est composée d’un chassé-croisé de destins, qui commence à l’anniversaire de 14 ans de Wendla, se termine à l’issue d’un procès et est marqué par un exposé oral sur l’orgasme, l’éveil d’une vocation théâtrale, une grisante promenade nocturne en costume d’écureuil et une envolée tragique. L’absurdité de plusieurs retournements de situation, la crudité de certaines phrases, les clichés grossis à outrance ne sont pas sans rebuter les adeptes de subtilité. Le parti pris de la mise en scène est de les prendre à bras-le-corps, d’en ajouter une couche, ce qui ne manque pas d’audace, et d’avoir l’intelligence d’offrir au public des moments d’apaisement, où les sons, les lumières et le mouvement lui permettent de se recentrer.

La distribution est éclatante. Carla Mezquita Honhon incarne une Martha fière et sublime. Gabriel Favreau est touchant en Moritz, cancre malgré lui taraudé de doutes. Lé Aubin, qui joue Isle, se situe quelque part entre la fée et le faune, en lui offrant le moyen d’évasion qui causera sa chute. Sous les traits de Gabriel Lemire, Otto synthétise bien les dérives auxquelles peuvent mener le dépit amoureux et le besoin d’emprise sur le monde. Pour sa part, Ariel Charest incarne une flopée de personnages secondaires avec l’énergie d’un caméléon frappé par la foudre, alors que Marie-Josée Bastien et Sébastien Rajotte nous livrent une scène de rendez-vous galant aussi désopilante que désarticulée. Marc-Antoine Marceau, qui n’apparaît qu’en fin de course, en juge, prouve qu’il n’y a pas de petits rôles, pour autant qu’ils soient interprétés avec grandeur.

On rit copieusement, on rit de malaise, on rit de surprise et par effet d’entraînement, ce qui ne manquera pas d’arriver lors des représentations scolaires. Certains messages sont tellement appuyés qu’on les croirait tout droit sortis d’un manuel de bonne conduite puis livrés à grand renfort d’effets dans une vidéo TikTok.

Toutefois, à la fin, force est de constater que les personnages adolescents nous ont touché·es et que l’auteur et le metteur en scène ont réussi à nous happer dans l’univers qu’ils ont construit. En donnant la charge avec un jeu très clownesque, ils laissent la profondeur et la poésie s’infiltrer en catimini, si bien que l’émotion nous gagne sans qu’on l’ait vu venir.

© Stéphane Bourgeois

L’Éveil du printemps

Texte : David Paquet (librement inspiré de l’œuvre de Frank Wedekind). Mise en scène : Olivier Arteau.  Assistance à la mise en scène : Daniel D’Amours. Scénographie : Amélie Trépanier. Conception des costumes : Linda Brunelle. Assistance aux costumes : Marie-Audrey Jacques. Éclairages : Jean-François Labbé. Chorégraphies : Fabien Piché et Olivier Arteau. Conception sonore : Antoine Berthiaume. Accessoires : Églantine Mailly. Maquillages : Elène Pearson. Avec Lé Aubin, Sarah Villeneuve-Desjardins, Ariel Charest, Claude Breton-Potvin, Gabriel Lemire, Gabriel Favreau, Marie-Josée Bastien, Sébastien Rajotte, Marc-Antoine Marceau et Carla Mezquita Honhon. Une coproduction du Théâtre du Trident et du Théâtre Denise-Pelletier, présentée au Théâtre du Trident jusqu’au 18 février 2023.