Dans Paysages de Papier, Estelle Clareton parvient à conjuguer la présence placide du papier et la fougue des corps en mouvement par une mise en scène qui se révèle tout sauf unidimensionnelle. Jeux d’imagination, de plaisir et de pouvoir : tout se passe autour du papier. On s’y cache, on s’y retrouve, on évolue en dessous, au-dessus et à côté. Nommée depuis peu directrice de la création à l’École nationale de cirque, la comédienne et metteure en scène a composé les chorégraphies du spectacle en collaboration avec les trois interprètes.
Diplômé·es de l’École de danse contemporaine de Montréal, il et elles endossent avec grand naturel des personnages de jeunes humain·es qui folâtrent, dansent, voltigent, ensemble ou individuellement. À part une certaine redondance dans les enchaînements, leur performance enchante, tenant à la fois de l’art clownesque, de l’acrobatie et de la danse, qu’il et elles adressent quelque bouffonnerie au public ou qu’il et elles fassent corps dans une robuste récréation ou une gracieuse chorégraphie.
Des tout premiers moments à la dernière scène, le papier compose à la fois le paysage, le décor et les costumes, et participe même à la trame sonore lorsqu’il est froissé, caressé, déchiré. Les feuilles, qu’elles soient de format carte postale ou bâche de piscine, servent de canevas pour l’imagination des protagonistes, d’écran pour projeter leurs désirs, de doudou pour apaiser leurs frayeurs.
Jeux d’amitié et langages du pouvoir
Malgré la complicité, efficace et fluctuante, entre les trois personnages, c’est Natalie Zoey Gauld (interprète substitut, en scène lors de la première représentation, au même titre que Marianne Gignac-Giguère) qui se démarque par sa jubilation dans le mouvement. Toujours un peu en retrait du duo principal, elle fait parfois cavalier seul, comme lorsqu’elle s’enroule dans la bâche de papier et s’en fait une queue de sirène dont elle n’arrive à s’extirper qu’avec grande difficulté. Son jeu, tout en souplesse et en excès, apporte un élément comique qui se retrouve bien souvent en porte-à-faux avec les structures rigides que le chef de jeu autoproclamé, Nicolas (Nicolas Labelle), cherche à imposer, et auxquelles acquiesce généralement Marianne (Marianne Gignac-Giguère). Cette dynamique ne passe pas inaperçue ; ici et là, dans le public, fusent des protestations scandalisées : « Ben là ! » ; « C’est toujours lui qui décide ! »
De fait, Nicolas organise à grands cris une chorégraphie (« Les mains ! Les genoux ! Le bassin ! ») qui correspond, peut-être, à une danse d’adoration destinée à sa petite divinité, l’oiseau en origami qui pend du plafond. Après une bagarre à trois, Marianne s’empare de l’oiseau. Face au public, droite, tremblante de sa propre audace, elle le déchire d’un geste vif. Le hoquet de saisissement audible dans la salle à ce moment en dit long sur la valeur symbolique investie dans ce bout de papier.
La trame sonore soutient et ponctue l’action avec efficacité en traçant un véritable arc narratif. D’une scène à l’autre, elle participe tantôt aux ébats créatifs par des accords ludiques, tantôt à la tension par une escalade en tritons, voire au chaos par des sons d’orage et des voix confuses. Enjouée en mode majeur, elle fait monter l’inquiétude par un passage progressif vers le mineur, accompagnant ainsi une chorégraphie qui débute dans la danse la plus classique pour glisser vers une esthétique contemporaine, où le mouvement se casse et s’arrache, dans une grande intensité expressive. Même dans les moments les plus joyeux, on sent toujours affleurer l’instabilité, le chaos n’est jamais loin. Farce lourde, moqueries, ombres suspectes dans le noir… C’est d’ailleurs cette expressivité dans certaines émotions fortes et cette intensité prolongée dans les effets sonores et l’éclairage qui font que la pièce ne semble pas vraiment adaptée à un public préscolaire (maternelle 4 ans et 5 ans), la tranche inférieure du groupe d’âge recommandé, à savoir de 4 à 10 ans.
Alors qu’au début les personnages communiquent surtout par gestes, par poses et par contacts, doux ou violents, un langage de plus en plus complexe se développe au fil des quelque 50 minutes du spectacle. Composée, d’abord, surtout d’onomatopées, la communication verbale s’enrichit rapidement de mots, puis de phrases complètes dont la précision culmine lorsque les trois comparses dressent ensemble la grand-voile de leur navire imaginaire. Et, dans les interstices, s’épanouit toute une interaction non verbale, à mesure que les jeux de pouvoir simples et directs du début cèdent la place à des rapports subtils et ambivalents où éclosent trahison et vexation, mais aussi partage et collaboration. À la fin, c’est dans ces rapprochements et ces antagonismes successifs que fructifie la complicité des trois protagonistes. Seule celle-ci leur permet d’atteindre la beauté de la dernière scène, leur véritable œuvre de papier. C’est ainsi qu’Estelle Clareton et ses acolytes esquissent, en moins d’une heure, une synthèse plutôt efficace du paysage de l’amitié humaine.
Chorégraphie : Estelle Clareton, en collaboration avec les interprètes. Conseils dramaturgiques : Brice Noeser. Scénographie, accessoires et costumes : Karine Galarneau. Musique : Éric Forget. Éclairages : Karine Gauthier. Direction des répétitions : Annie Gagnon. Direction technique : Lisandre Coulombe. Avec Jessica Serli, Olivier Rousseau et Nicolas Labelle ; (substituts) Élise Bergeron, Natalie Zoey Gauld et Marianne Gignac-Giguère. Une production de Créations Estelle Clareton, présentée à la Maison Théâtre jusqu’au 26 février 2023.
Dans Paysages de Papier, Estelle Clareton parvient à conjuguer la présence placide du papier et la fougue des corps en mouvement par une mise en scène qui se révèle tout sauf unidimensionnelle. Jeux d’imagination, de plaisir et de pouvoir : tout se passe autour du papier. On s’y cache, on s’y retrouve, on évolue en dessous, au-dessus et à côté. Nommée depuis peu directrice de la création à l’École nationale de cirque, la comédienne et metteure en scène a composé les chorégraphies du spectacle en collaboration avec les trois interprètes.
Diplômé·es de l’École de danse contemporaine de Montréal, il et elles endossent avec grand naturel des personnages de jeunes humain·es qui folâtrent, dansent, voltigent, ensemble ou individuellement. À part une certaine redondance dans les enchaînements, leur performance enchante, tenant à la fois de l’art clownesque, de l’acrobatie et de la danse, qu’il et elles adressent quelque bouffonnerie au public ou qu’il et elles fassent corps dans une robuste récréation ou une gracieuse chorégraphie.
Des tout premiers moments à la dernière scène, le papier compose à la fois le paysage, le décor et les costumes, et participe même à la trame sonore lorsqu’il est froissé, caressé, déchiré. Les feuilles, qu’elles soient de format carte postale ou bâche de piscine, servent de canevas pour l’imagination des protagonistes, d’écran pour projeter leurs désirs, de doudou pour apaiser leurs frayeurs.
Jeux d’amitié et langages du pouvoir
Malgré la complicité, efficace et fluctuante, entre les trois personnages, c’est Natalie Zoey Gauld (interprète substitut, en scène lors de la première représentation, au même titre que Marianne Gignac-Giguère) qui se démarque par sa jubilation dans le mouvement. Toujours un peu en retrait du duo principal, elle fait parfois cavalier seul, comme lorsqu’elle s’enroule dans la bâche de papier et s’en fait une queue de sirène dont elle n’arrive à s’extirper qu’avec grande difficulté. Son jeu, tout en souplesse et en excès, apporte un élément comique qui se retrouve bien souvent en porte-à-faux avec les structures rigides que le chef de jeu autoproclamé, Nicolas (Nicolas Labelle), cherche à imposer, et auxquelles acquiesce généralement Marianne (Marianne Gignac-Giguère). Cette dynamique ne passe pas inaperçue ; ici et là, dans le public, fusent des protestations scandalisées : « Ben là ! » ; « C’est toujours lui qui décide ! »
De fait, Nicolas organise à grands cris une chorégraphie (« Les mains ! Les genoux ! Le bassin ! ») qui correspond, peut-être, à une danse d’adoration destinée à sa petite divinité, l’oiseau en origami qui pend du plafond. Après une bagarre à trois, Marianne s’empare de l’oiseau. Face au public, droite, tremblante de sa propre audace, elle le déchire d’un geste vif. Le hoquet de saisissement audible dans la salle à ce moment en dit long sur la valeur symbolique investie dans ce bout de papier.
La trame sonore soutient et ponctue l’action avec efficacité en traçant un véritable arc narratif. D’une scène à l’autre, elle participe tantôt aux ébats créatifs par des accords ludiques, tantôt à la tension par une escalade en tritons, voire au chaos par des sons d’orage et des voix confuses. Enjouée en mode majeur, elle fait monter l’inquiétude par un passage progressif vers le mineur, accompagnant ainsi une chorégraphie qui débute dans la danse la plus classique pour glisser vers une esthétique contemporaine, où le mouvement se casse et s’arrache, dans une grande intensité expressive. Même dans les moments les plus joyeux, on sent toujours affleurer l’instabilité, le chaos n’est jamais loin. Farce lourde, moqueries, ombres suspectes dans le noir… C’est d’ailleurs cette expressivité dans certaines émotions fortes et cette intensité prolongée dans les effets sonores et l’éclairage qui font que la pièce ne semble pas vraiment adaptée à un public préscolaire (maternelle 4 ans et 5 ans), la tranche inférieure du groupe d’âge recommandé, à savoir de 4 à 10 ans.
Alors qu’au début les personnages communiquent surtout par gestes, par poses et par contacts, doux ou violents, un langage de plus en plus complexe se développe au fil des quelque 50 minutes du spectacle. Composée, d’abord, surtout d’onomatopées, la communication verbale s’enrichit rapidement de mots, puis de phrases complètes dont la précision culmine lorsque les trois comparses dressent ensemble la grand-voile de leur navire imaginaire. Et, dans les interstices, s’épanouit toute une interaction non verbale, à mesure que les jeux de pouvoir simples et directs du début cèdent la place à des rapports subtils et ambivalents où éclosent trahison et vexation, mais aussi partage et collaboration. À la fin, c’est dans ces rapprochements et ces antagonismes successifs que fructifie la complicité des trois protagonistes. Seule celle-ci leur permet d’atteindre la beauté de la dernière scène, leur véritable œuvre de papier. C’est ainsi qu’Estelle Clareton et ses acolytes esquissent, en moins d’une heure, une synthèse plutôt efficace du paysage de l’amitié humaine.
Paysages de Papier
Chorégraphie : Estelle Clareton, en collaboration avec les interprètes. Conseils dramaturgiques : Brice Noeser. Scénographie, accessoires et costumes : Karine Galarneau. Musique : Éric Forget. Éclairages : Karine Gauthier. Direction des répétitions : Annie Gagnon. Direction technique : Lisandre Coulombe. Avec Jessica Serli, Olivier Rousseau et Nicolas Labelle ; (substituts) Élise Bergeron, Natalie Zoey Gauld et Marianne Gignac-Giguère. Une production de Créations Estelle Clareton, présentée à la Maison Théâtre jusqu’au 26 février 2023.