Un atelier de peintre, entouré de châssis vides suspendus tout autour d’un espace circulaire, envahi de chevalets, de chiffons, de pinceaux, de boîtes diverses. Au loin, une grande toile représentant ce même atelier, mise en lumière par un fort éclairage latéral. La pénombre se fait, une musique déploie sa spirale et un corps nu en torsion apparaît sur un socle en miroir au centre du plateau. L’obscurité l’engloutit lorsqu’un bip se fait entendre, introduisant un enchaînement de courtes poses de 10 secondes, qui vont aller en s’accélérant. Noir. Fin du prologue.
Pour sa nouvelle création, Rosalie Cournoyer (au texte et à la mise en scène) s’intéresse à l’univers des modèles vivants, abordant avec la douceur et la force qui caractérisent les projets du collectif féminin Vénus à vélo – dont elle est membre – « la longue chaîne de femmes qui cherchent à explorer les mystères du corps et du désir », explique-t-elle dans le programme.
Nous sommes dans l’atelier du peintre Bordeleau, Sophia, nue, se prépare à sa séance. Arrive une femme, Camille, qui semble étonnée de voir quelqu’un là. Surprise, gêne de l’une, curiosité de l’autre. Bordeleau ne viendra pas, il a un empêchement, elle peut repartir, dit la visiteuse. Un dialogue s’ensuit qui louvoie en évoquant les raisons de son absence et qui fait vite remonter les préjugés (le peintre achète ton corps, tu n’es pas une artiste mais juste un modèle / de quel droit juges-tu l’œuvre de ce père que tu ignores ?). Les deux protagonistes vont dévoiler, au cours de l’échange, des facettes inattendues d’elles-mêmes, qui contrebalancent les moments d’évidence appauvrissant parfois le huis clos.
Si les deux personnages incarnent, au début, des profils très marqués, presque caricaturaux (la modèle ingénue contre la doctorante, qui milite pour une libération des femmes à travers, notamment, une recherche en histoire de l’art autour de la figure iconoclaste de la femme peintre Artemisia Lomi Gentileschi ayant vécu au 17e siècle), elles cumulent, au fil des discussions, fausses annonces et vrais aveux, de plus en plus complexes, pour révéler des blessures et des épiphanies moins attendues.
Sophia expliquera, tout en déjouant certains préjugés de Camille, le plaisir ressenti dans cette activité de modèle, plaisir vécu comme un électrochoc dans un parcours marqué par un choc post-traumatique lié à un abus collectif, et la découverte qui s’ensuit, lors des séances de pose, d’un possible « espace sans la honte ». L’expérience de modèle avec Bordeleau a même conduit Sophia à cocréer avec lui de nouveaux tableaux inédits, pour lesquels elle prépare cadrages et poses à l’aide de miroirs. Camille dévoilera progressivement son désir inassouvi d’être vue par ce père ou plutôt dessinée par ce père artiste – ce à quoi il s’est toujours refusé, alors qu’il avait peint sa mère et tant de femmes. Elle expose la décision qu’elle a prise, alors, de disparaître symboliquement par l’anorexie, prise de contrôle dérisoire où elle devançait le refus paternel (« qui voudrait peindre un tas d’os ? »). Si les années d’analyse ont permis à l’adulte qu’elle est de comprendre la justesse de l’attitude de Bordeleau, l’enfant en elle reste blessée, non rassurée, en attente de quelques mots d’explication.
Le corps et les mots pour panser les blessures
L’écriture de Rosalie Cournoyer n’hésite pas à plonger dans la crudité, multiplie les tons, ose de longs échanges assumés. Comme elle le dit dans le programme de soirée : « on n’est pas si habitué·e·s que ça, dans les salles de théâtre, aux femmes qui parlent. Je veux dire, qui se parlent, longuement, sans être interrompues, seule à seule, avec le temps qui défile au même rythme que le public respire ». Par l’entremise de propos ou d’émotions qu’une protagoniste prête à l’autre, et qui sont souvent erronés, le dialogue devient dynamique, bouscule et aide à lézarder les murailles pour laisser surgir la vérité, la blessure, l’attente. Il y a un effet cathartique à cet échange qui fait devenir ces deux femmes sœurs de combats ou sœurs de paroles, plutôt que rivales ou antagonistes.
Si les revirements semblent parfois rapides dans la complicité du duo, les deux comédiennes démontrent une belle force d’interprétation et une capacité à endosser de nombreux états de corps comme de jeu (on passe plusieurs fois de la tension à la connivence). Plus la pièce avance, plus ce jeu se fait subtil. Toutes deux font preuve d’une même plénitude assumée dans la nudité, sûrement aidée en cela par la pleine connaissance qu’ont l’auteure et la modèle de l’exercice même de la pose, mais aussi par l’accompagnement en « direction d’intimité » et en mouvement, qui permet de rendre le tout fluide, naturel. Cette rencontre d’atelier qui ne devait durer qu’un instant se révélera être un moment fondateur et salvateur de mise à nu.
Texte et mise en scène : Rosalie Cournoyer. Assistance à la mise en scène : Catherine Oksana Desjardins. Conseils dramaturgiques : Marie-Ève Lussier Gariépy. Mentorat à la direction d’intimité : Stéphanie Breton. Stage en direction d’intimité : Maude Boutin St-Pierre. Scénographie : Marilou Bois et Marianne Lebel. Aide à la réalisation scénographique : Alice Poirier. Conception sonore : Antoine Doré Belley et Noémie F. Savoie. Éclairages : Marie-Pier Fauché Bégin. Collaboration au mouvement : Nelly Paquetin. Direction technique : Laetitia Mayer. Avec Marie-Ève Lussier Gariépy et Maureen Roberge. Une production de Vénus à vélo, présentée au Théâtre Premier Acte jusqu’au 25 février 2023.
Un atelier de peintre, entouré de châssis vides suspendus tout autour d’un espace circulaire, envahi de chevalets, de chiffons, de pinceaux, de boîtes diverses. Au loin, une grande toile représentant ce même atelier, mise en lumière par un fort éclairage latéral. La pénombre se fait, une musique déploie sa spirale et un corps nu en torsion apparaît sur un socle en miroir au centre du plateau. L’obscurité l’engloutit lorsqu’un bip se fait entendre, introduisant un enchaînement de courtes poses de 10 secondes, qui vont aller en s’accélérant. Noir. Fin du prologue.
Pour sa nouvelle création, Rosalie Cournoyer (au texte et à la mise en scène) s’intéresse à l’univers des modèles vivants, abordant avec la douceur et la force qui caractérisent les projets du collectif féminin Vénus à vélo – dont elle est membre – « la longue chaîne de femmes qui cherchent à explorer les mystères du corps et du désir », explique-t-elle dans le programme.
Nous sommes dans l’atelier du peintre Bordeleau, Sophia, nue, se prépare à sa séance. Arrive une femme, Camille, qui semble étonnée de voir quelqu’un là. Surprise, gêne de l’une, curiosité de l’autre. Bordeleau ne viendra pas, il a un empêchement, elle peut repartir, dit la visiteuse. Un dialogue s’ensuit qui louvoie en évoquant les raisons de son absence et qui fait vite remonter les préjugés (le peintre achète ton corps, tu n’es pas une artiste mais juste un modèle / de quel droit juges-tu l’œuvre de ce père que tu ignores ?). Les deux protagonistes vont dévoiler, au cours de l’échange, des facettes inattendues d’elles-mêmes, qui contrebalancent les moments d’évidence appauvrissant parfois le huis clos.
Si les deux personnages incarnent, au début, des profils très marqués, presque caricaturaux (la modèle ingénue contre la doctorante, qui milite pour une libération des femmes à travers, notamment, une recherche en histoire de l’art autour de la figure iconoclaste de la femme peintre Artemisia Lomi Gentileschi ayant vécu au 17e siècle), elles cumulent, au fil des discussions, fausses annonces et vrais aveux, de plus en plus complexes, pour révéler des blessures et des épiphanies moins attendues.
Sophia expliquera, tout en déjouant certains préjugés de Camille, le plaisir ressenti dans cette activité de modèle, plaisir vécu comme un électrochoc dans un parcours marqué par un choc post-traumatique lié à un abus collectif, et la découverte qui s’ensuit, lors des séances de pose, d’un possible « espace sans la honte ». L’expérience de modèle avec Bordeleau a même conduit Sophia à cocréer avec lui de nouveaux tableaux inédits, pour lesquels elle prépare cadrages et poses à l’aide de miroirs. Camille dévoilera progressivement son désir inassouvi d’être vue par ce père ou plutôt dessinée par ce père artiste – ce à quoi il s’est toujours refusé, alors qu’il avait peint sa mère et tant de femmes. Elle expose la décision qu’elle a prise, alors, de disparaître symboliquement par l’anorexie, prise de contrôle dérisoire où elle devançait le refus paternel (« qui voudrait peindre un tas d’os ? »). Si les années d’analyse ont permis à l’adulte qu’elle est de comprendre la justesse de l’attitude de Bordeleau, l’enfant en elle reste blessée, non rassurée, en attente de quelques mots d’explication.
Le corps et les mots pour panser les blessures
L’écriture de Rosalie Cournoyer n’hésite pas à plonger dans la crudité, multiplie les tons, ose de longs échanges assumés. Comme elle le dit dans le programme de soirée : « on n’est pas si habitué·e·s que ça, dans les salles de théâtre, aux femmes qui parlent. Je veux dire, qui se parlent, longuement, sans être interrompues, seule à seule, avec le temps qui défile au même rythme que le public respire ». Par l’entremise de propos ou d’émotions qu’une protagoniste prête à l’autre, et qui sont souvent erronés, le dialogue devient dynamique, bouscule et aide à lézarder les murailles pour laisser surgir la vérité, la blessure, l’attente. Il y a un effet cathartique à cet échange qui fait devenir ces deux femmes sœurs de combats ou sœurs de paroles, plutôt que rivales ou antagonistes.
Si les revirements semblent parfois rapides dans la complicité du duo, les deux comédiennes démontrent une belle force d’interprétation et une capacité à endosser de nombreux états de corps comme de jeu (on passe plusieurs fois de la tension à la connivence). Plus la pièce avance, plus ce jeu se fait subtil. Toutes deux font preuve d’une même plénitude assumée dans la nudité, sûrement aidée en cela par la pleine connaissance qu’ont l’auteure et la modèle de l’exercice même de la pose, mais aussi par l’accompagnement en « direction d’intimité » et en mouvement, qui permet de rendre le tout fluide, naturel. Cette rencontre d’atelier qui ne devait durer qu’un instant se révélera être un moment fondateur et salvateur de mise à nu.
L’œil
Texte et mise en scène : Rosalie Cournoyer. Assistance à la mise en scène : Catherine Oksana Desjardins. Conseils dramaturgiques : Marie-Ève Lussier Gariépy. Mentorat à la direction d’intimité : Stéphanie Breton. Stage en direction d’intimité : Maude Boutin St-Pierre. Scénographie : Marilou Bois et Marianne Lebel. Aide à la réalisation scénographique : Alice Poirier. Conception sonore : Antoine Doré Belley et Noémie F. Savoie. Éclairages : Marie-Pier Fauché Bégin. Collaboration au mouvement : Nelly Paquetin. Direction technique : Laetitia Mayer. Avec Marie-Ève Lussier Gariépy et Maureen Roberge. Une production de Vénus à vélo, présentée au Théâtre Premier Acte jusqu’au 25 février 2023.