Adapter un roman mondialement connu et d’une telle ampleur (racontant les débuts de l’épidémie de Sida dans la Suède des années 1980 jusqu’en 2009 en suivant divers protagonistes au sein d’une société divisée et apeurée), se confronter à ce monument de colère, d’émotion et de littérature, voilà tout un défi qu’Alexandre Fecteau remporte de main de maître. Il est entouré d’une équipe incroyable qui démontre à quel point les collaborations artistiques à leur meilleur peuvent aboutir à des créations magistrales. Scénographie, musique, lumières, jeu, tout avance d’un même mouvement implacable et passionné, dans une danse au-dessus de l’abîme, croisant l’amour et la mort, l’effroi et le rire, la honte et le désir, avec le devoir de mémoire.
Le roman de Jonas Gardell entremêle plusieurs fils narratifs autour de cinq jeunes vivant à Stockholm près d’un homme plus âgé et flamboyant, Paul, « La Mère Teresa des fifs, mais en mieux maquillée que l’originale ! », dit-il pour se présenter. Il y a Rasmus, qui arrive de la campagne pour vivre pleinement ses désirs et fuir sa cellule familiale étouffante, Benjamin, témoin de Jéhova très zélé qui va devoir choisir entre son identité et sa religion, Bengt, apprenti comédien séduisant, Seppo et Lars-Äke, qui sont en couple, et Reine, éternel amoureux éperdu puis éconduit.
Tous se retrouvent ou demeurent dans l’appartement de Paul, qui organise fêtes et réveillons extravagants. Tous vont heurter de plein fouet la maladie. Des éléments scientifiques ou historiques, dressant un panorama mondial de la pandémie, viennent entrecouper les récits.
Le roman se concentre sur l’apparition des premiers cas pour s’accélérer en une course contre la mort, danse macabre qui voit se multiplier les enterrements avec toute la dose de déni, réécriture de vie que l’on pouvait expérimenter face au Sida. Il y a surtout la peur viscérale de la propagation, qui a vu fleurir toutes sortes de propositions (depuis le tatouage des personnes positives jusqu’à leur internement d’office) scandaleuses déjà à l’époque, mais qui renvoient à d’autres spectres.
L’adaptation de Véronique Côté est impeccable : elle a su conserver les parties essentielles (l’enterrement symbolique de leur fils que font les parents de Benjamin refusant de le voir homosexuel, ou plus tard, Rasmus tout juste mort, l’interdiction qu’oppose sa famille à Benjamin d’assister à l’inhumation), en croisant serré les scènes, en les faisant se chevaucher, en bousculant l’ordre chronologique, en glissant quelques éléments plus québécois (un minuit chrétien paillard, hilarant).
La mise en scène et la scénographie adoptent une même plasticité, en reconfigurant sans cesse un lieu qui n’existe pas dans le roman en tant que tel, une sorte de mausolée aux disparus dans lequel la solidarité de ce groupe d’amis prend valeur de talisman.
Bâtir un espace de mémoire
« Raconter est une sorte de devoir. Une manière d’honorer, de pleurer, de se souvenir. Une manière de mener la lutte de la mémoire contre l’oubli. »
Fecteau semble avoir pris ces phrases du roman au mot : ce sont les morts qui racontent. Chaque disparu revient ensuite sur le plateau, en slip, micro en main pour assurer un pan de récit. Puis se rhabille lorsqu’une scène se rejoue en flashback. Une vingtaine de blocs de diverses dimensions, mais pouvant chacun contenir des corps, vont être déplacés par les artistes pour configurer en un clin d’œil les divers lieux de l’histoire. Ce dispositif n’est pas sans évoquer le mémorial aux Juifs assassinés (Berlin) et ses 2700 éléments en béton.
Au début du spectacle, l’ensemble est presque ordonné en un vaste monument fait de six lignes de blocs de taille décroissante, nous sommes au cimetière dans le village de Rasmus en 2009. Benjamin y vient pour la première fois. Scène d’ouverture que l’on retrouvera à la fin, une fois que tout aura été raconté et que l’espace sera plein de liquide comme si les larmes avaient trop coulé. Neige lors du premier baiser de Benjamin et Rasmus, eau qui coule sur le plateau — lorsque Rasmus annonce son homosexualité —, et devient pluie, emplissant les blocs dans lesquels vont tomber, morts, les protagonistes.
Surface d’eau qui magnifie les éclairages, radicaux, splendides alors que surgissent à nouveau les notes jouées par des musicien·nes tout au long du spectacle en direct et en hauteur, là où l’espace s’élargit en des panoramas colorés. Proposition magistrale que cet accompagnement musical au plus près de chaque émotion, de chaque souffle, de chaque explosion des interprètes, poussé.es à leur meilleur.
Texte : Jonas Gardell. Traduction de Jean-Baptiste Coursaud et Lénore Grumbach. Mise en scène : Alexandre Fecteau. Assistance à la mise en scène : Elizabeth Cordeau Rancourt. Adaptation pour la scène : Véronique Côté. Scénographie : Ariane Sauvé. Accessoires : Jeanne Lapierre. Éclairage : Elliot Gaudreau. Conception sonore : Miriane Rouillard. Direction musicale : Anne-Marie Bernard. Direction technique : Laetitia Mayer. Avec Olivier Arteau, Maxime Beauregard-Martin, Anne-Marie Bernard, Frédérique Bradet, Gabriel Cloutier Tremblay, Marie-Loup Cottinet, Laurent Fecteau-Nadeau, Hughes Frenette, Jean-François Gagné, Erika Gagnon, Jonathan Gagnon, Israël Gamache, Karina Laliberté, Samuel La Rochelle, Carla Mezquita Honhon, Maxime Robin. Une coproduction du Trident avec le collectif Nous sommes ici, présentée au Trident jusqu’au 1er avril 2023.
Adapter un roman mondialement connu et d’une telle ampleur (racontant les débuts de l’épidémie de Sida dans la Suède des années 1980 jusqu’en 2009 en suivant divers protagonistes au sein d’une société divisée et apeurée), se confronter à ce monument de colère, d’émotion et de littérature, voilà tout un défi qu’Alexandre Fecteau remporte de main de maître. Il est entouré d’une équipe incroyable qui démontre à quel point les collaborations artistiques à leur meilleur peuvent aboutir à des créations magistrales. Scénographie, musique, lumières, jeu, tout avance d’un même mouvement implacable et passionné, dans une danse au-dessus de l’abîme, croisant l’amour et la mort, l’effroi et le rire, la honte et le désir, avec le devoir de mémoire.
Le roman de Jonas Gardell entremêle plusieurs fils narratifs autour de cinq jeunes vivant à Stockholm près d’un homme plus âgé et flamboyant, Paul, « La Mère Teresa des fifs, mais en mieux maquillée que l’originale ! », dit-il pour se présenter. Il y a Rasmus, qui arrive de la campagne pour vivre pleinement ses désirs et fuir sa cellule familiale étouffante, Benjamin, témoin de Jéhova très zélé qui va devoir choisir entre son identité et sa religion, Bengt, apprenti comédien séduisant, Seppo et Lars-Äke, qui sont en couple, et Reine, éternel amoureux éperdu puis éconduit.
Tous se retrouvent ou demeurent dans l’appartement de Paul, qui organise fêtes et réveillons extravagants. Tous vont heurter de plein fouet la maladie. Des éléments scientifiques ou historiques, dressant un panorama mondial de la pandémie, viennent entrecouper les récits.
Le roman se concentre sur l’apparition des premiers cas pour s’accélérer en une course contre la mort, danse macabre qui voit se multiplier les enterrements avec toute la dose de déni, réécriture de vie que l’on pouvait expérimenter face au Sida. Il y a surtout la peur viscérale de la propagation, qui a vu fleurir toutes sortes de propositions (depuis le tatouage des personnes positives jusqu’à leur internement d’office) scandaleuses déjà à l’époque, mais qui renvoient à d’autres spectres.
L’adaptation de Véronique Côté est impeccable : elle a su conserver les parties essentielles (l’enterrement symbolique de leur fils que font les parents de Benjamin refusant de le voir homosexuel, ou plus tard, Rasmus tout juste mort, l’interdiction qu’oppose sa famille à Benjamin d’assister à l’inhumation), en croisant serré les scènes, en les faisant se chevaucher, en bousculant l’ordre chronologique, en glissant quelques éléments plus québécois (un minuit chrétien paillard, hilarant).
La mise en scène et la scénographie adoptent une même plasticité, en reconfigurant sans cesse un lieu qui n’existe pas dans le roman en tant que tel, une sorte de mausolée aux disparus dans lequel la solidarité de ce groupe d’amis prend valeur de talisman.
Bâtir un espace de mémoire
« Raconter est une sorte de devoir. Une manière d’honorer, de pleurer, de se souvenir. Une manière de mener la lutte de la mémoire contre l’oubli. »
Fecteau semble avoir pris ces phrases du roman au mot : ce sont les morts qui racontent. Chaque disparu revient ensuite sur le plateau, en slip, micro en main pour assurer un pan de récit. Puis se rhabille lorsqu’une scène se rejoue en flashback. Une vingtaine de blocs de diverses dimensions, mais pouvant chacun contenir des corps, vont être déplacés par les artistes pour configurer en un clin d’œil les divers lieux de l’histoire. Ce dispositif n’est pas sans évoquer le mémorial aux Juifs assassinés (Berlin) et ses 2700 éléments en béton.
Au début du spectacle, l’ensemble est presque ordonné en un vaste monument fait de six lignes de blocs de taille décroissante, nous sommes au cimetière dans le village de Rasmus en 2009. Benjamin y vient pour la première fois. Scène d’ouverture que l’on retrouvera à la fin, une fois que tout aura été raconté et que l’espace sera plein de liquide comme si les larmes avaient trop coulé. Neige lors du premier baiser de Benjamin et Rasmus, eau qui coule sur le plateau — lorsque Rasmus annonce son homosexualité —, et devient pluie, emplissant les blocs dans lesquels vont tomber, morts, les protagonistes.
Surface d’eau qui magnifie les éclairages, radicaux, splendides alors que surgissent à nouveau les notes jouées par des musicien·nes tout au long du spectacle en direct et en hauteur, là où l’espace s’élargit en des panoramas colorés. Proposition magistrale que cet accompagnement musical au plus près de chaque émotion, de chaque souffle, de chaque explosion des interprètes, poussé.es à leur meilleur.
N’essuie jamais de larmes sans gants
Texte : Jonas Gardell. Traduction de Jean-Baptiste Coursaud et Lénore Grumbach. Mise en scène : Alexandre Fecteau. Assistance à la mise en scène : Elizabeth Cordeau Rancourt. Adaptation pour la scène : Véronique Côté. Scénographie : Ariane Sauvé. Accessoires : Jeanne Lapierre. Éclairage : Elliot Gaudreau. Conception sonore : Miriane Rouillard. Direction musicale : Anne-Marie Bernard. Direction technique : Laetitia Mayer. Avec Olivier Arteau, Maxime Beauregard-Martin, Anne-Marie Bernard, Frédérique Bradet, Gabriel Cloutier Tremblay, Marie-Loup Cottinet, Laurent Fecteau-Nadeau, Hughes Frenette, Jean-François Gagné, Erika Gagnon, Jonathan Gagnon, Israël Gamache, Karina Laliberté, Samuel La Rochelle, Carla Mezquita Honhon, Maxime Robin. Une coproduction du Trident avec le collectif Nous sommes ici, présentée au Trident jusqu’au 1er avril 2023.