Critiques

Reckless Underdog : Celui qui rêvait de s’affranchir des normes

© Marie-Noële Pilon

Plus qu’un bilan ou une commémoration, Reckless Underdog se veut un témoignage du chemin parcouru par son chorégraphe Victor Quijada et de sa vision de la danse, au-delà des carcans habituellement utilisés pour catégoriser les différentes approches. Et quoi de mieux que les 20 ans de sa compagnie Rubberdance pour présenter ce spectacle en trois actes, qui met en valeur sa large palette créative et des collaborations musicales innovantes signées Chilly Gonzales, Kid Koala et Vlooper d’Alaclair Ensemble ? Le regard attendri et nostalgique que l’homme pose sur ses années de formation se traduit de façon magistrale sur scène, preuve que le vent de fraîcheur qu’il a su insuffler au milieu est désormais la cible à atteindre pour les interprètes en devenir.

La carrière de Quijada est une ode à l’ouverture, au décloisonnement des styles et à la volonté de les entremêler. Son objectif depuis ses débuts ? Enrichir l’interprétation des artistes en leur permettant d’acquérir une maîtrise des changements de rythme, des déplacements du corps de la verticale à l’horizontale, tout en s’appropriant les mouvements caractéristiques du ballet, du contemporain et du break. C’est la fameuse méthode Rubberdance aujourd’hui reconnue et prisée par les danseurs et les danseuses du monde entier qui veulent diversifier leur exécution corporelle et gagner en émotions.

C’est réellement dans cette veine que s’inscrit Reckless Underdog : trois variations sur un même thème. Les tableaux proposés offrent un canevas de mouvements similaires décliné pour répondre à une ambiance ballet classique dans le premier, à une fusion contemporain-break dans le deuxième et à une expérimentation urbaine plus « groundée » dans le troisième. Ces mouvements donnent l’impression d’être exécutés selon des vagues, dans un rythme répété à l’infini, avec une énergie, une rapidité et une connexion entre les interprètes de plus en plus forte et intime.

Outre les chorégraphies, les musiques et l’éclairage participent activement à l’immersion totale du public dans chacun de ces univers. Le premier tiers expose un décor clair et mécanique, soutenu par une mélodie carrée avec laquelle les artistes performent de manière fusionnelle. Le deuxième, plus sombre aussi bien en lumière qu’en atmosphère, fait appel à des effets stroboscopiques et met l’accent sur le corps, que ce soit par une vision frontale de celui-ci dans son (presque) plus simple appareil ou par les interactions physiques proches, mais sans contact (ou presque) entre les protagonistes. Le dernier, à la fois festif tout en portant une forme de violence contenue, prend place dans un espace industriel et urbain, très à propos pour le break.

© Marie-Noële Pilon

Démocratiser les styles pour les interprètes et le public

Une telle analyse des tableaux pourrait amener à penser que le chorégraphe est resté proche des éléments – pourrait-on dire des clichés – inhérents aux différents types, contredisant ainsi l’absence de frontières qu’il défend : le classique dans un rendu plus structuré, le contemporain, plus interprétatif et le break, plus organique. C’est sans compter le génie de Quijada qui puise dans la même base de mouvements pour ensuite les teinter du style qu’il veut mettre de l’avant. Les lignes droites et claires laissent la place à des gestes plus découpés et viscéraux pour exploser en sauts, travail au sol et accents rappelant la capoeira. À partir d’une matière commune, il parvient à faire évoluer ses artistes sur plusieurs facettes de danse, de ressenti et de jeu. Quand la polyvalence tutoie à ce point la justesse, la virtuosité du chorégraphe et de son équipe ne fait alors plus aucun doute.

Pourquoi donc positionner ses actes dans des codes ? Pour que son art, tel qu’il se l’est approprié, reste accessible au plus grand nombre, que l’on parle de l’écosystème de la danse ou du public. Permettre à ce dernier de louvoyer en terrain connu ou familier tout en lui donnant l’occasion de profiter d’une adaptation originale, plus profonde et puissante est une excellente manière d’ouvrir ses perspectives sur l’ensemble de l’art en question et d’accepter de se rendre plus loin dans l’appréciation technique et physique d’une œuvre. Finalement, Reckless Underdog – ou « l’étranger téméraire » (traduction libre) – peut aussi se comprendre comme « le danseur d’origine mexicaine qui rêvait de s’affranchir des normes » (traduction imagée).

Puisque dans sa vie comme dans son métier, agrandir le champ des possibles, accorder une juste place aux multiples influences et bâtir des ponts correspond pas mal à la vision de Victor Quijada, on peut dire que le pari de la nostalgie toujours orientée vers l’avenir est réussi.

© Marie-Noële Pilon

Reckless Underdog

Chorégraphie : Victor Quijada. Interprètes : Minh Tuan Jean Bui, Paco Ziel, Brontë Poiré-Prest, Rion Taylor, Daniela Jezerinac, Jessica Joy Muszynski, Jovick Pavajeau-Orostegui, Emma Lynn Mackay-Ronacher, Cindy Mateus, Wyeth Walker, Sierra Kellman, Zao Dinel. Coordination artistique et Direction des répétitions : Paco Ziel. Conception des éclairages : Jon Cleveland. Conception des costumes : Cloé Alain-Gendreau. Direction musicale et cocompositeur : Jasper Gahunia. Compositeurs : Chilly Gonzales, Kid Koala, Vlooper d’Alaclair Ensemble. Dramaturgie : Mathieu Leroux. Direction technique : Marcin Bunar. Chef machiniste : Philippe Lafrance. Conseil en scénographie : Pierre-Étienne Locas. Direction de production : Diana Catalina Cardenas. Direction générale : Fannie Bellefeuille. Direction des communications : Salomé Boniface. Une coproduction de RUBBERBAND, Danse Danse et Diffusion Hector-Charland, présentée au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts jusqu’au 15 avril 2023.

Charleyne Bachraty

À propos de

Danseuse et chorégraphe de formation, Charleyne Bachraty est aussi comédienne depuis plus de 15 ans. En parallèle, elle est également rédactrice, journaliste et narratrice.