Critiques

Poings : À bout de souffle

© Najim Chaoui

Tout le monde connaît l’histoire de Poings pour l’avoir entendue d’un·e proche ou pour l’avoir vécue. Dans cette pièce-choc de Pauline Peyrade, mise en scène par Gaétan Paré, sont présentés différents épisodes d’une relation abusive du point de vue de la victime.

D’abord, la rencontre, qui installe efficacement l’ambiance. Dans une aire de jeu représentant un rave, laquelle est extrêmement réduite par un rideau blanc, un acteur et deux actrices dansent sur de la musique électronique rythmée et assourdissante. On comprend très vite que les deux femmes (Toi et Moi) représentent deux versions du même personnage. Leurs répliques se répètent, puis se confondent l’une dans l’autre. Un homme les approche (Lui), danse avec elle(s).

Dans le chaos de la fête, les corps se rapprochent, les bouches s’embrassent, un courant passe entre Moi et Lui, malgré des réticences qui demeurent. Le rythme s’emballe, l’homme est persistant, ses mains prennent plutôt qu’elles ne caressent, les avances se font plus fortes, plus précises, plus impératives.

La femme se résigne, le couple perd pied, le rideau, derrière, se décroche, la musique stoppe aussi brusquement qu’elle a débuté, créant un soudain appel d’air alors que le silence s’installe, laissant les spectateurs et les spectatrices aphones et à bout de souffle. Le tableau surprend par son intensité, mais aussi par sa dimension anecdotique. C’est cette dernière caractéristique qui est employée à juste escient tout au long de la pièce et qui crée un fort sentiment de malaise, voire d’inquiétante étrangeté.

À travers une scénographie simple, métaphorique, elliptique, les gestes de l’agression quotidienne apparaissent d’autant plus visibles, d’autant plus impardonnables, qu’on (tout le monde, n’importe qui) ne peut nier les avoir observés, vécus ou posés à un moment ou à un autre de sa vie.

© Najim Chaoui

Flammes, asphyxie

Les quatre autres tableaux s’enchaînent en se contrastant. Après la grande corporéité du premier, le deuxième laisse place aux images d’un rêve à la fois contemplatif et cauchemardesque qui relate un événement traumatique, le tout narré par Toi. Il faut le dire, Jade-Măriuka Robitaille, qui articule le discours intérieur de Moi, est habitée par son personnage. La magnifique partition de Pauline Peyrade, petit joyau d’écriture, récompensée d’ailleurs par le Prix Bernard-Marie Koltès 2019 du Théâtre national de Strasbourg, y est pour beaucoup, soit. Cela dit, la qualité du jeu de l’actrice transcende le texte, rend l’œuvre encore plus poignante et émeut l’assistance aux larmes.

Le troisième tableau touche aux micro-agressions plus directement. À travers un dialogue entre Moi et Lui, Francis-William Rhéaume interprète à merveille le rôle du salaud, du bourreau, en manipulant de manière éhontée sa compagne, et en lui faisant subir une expérience exemplaire de gaslighting, alors qu’il et elle préparent une fin de semaine de pêche dans un chalet. Il est difficile de ne pas trembler intérieurement, voire de gronder, durant cette scène. Le ton badin de l’acteur ajoute à la férocité dissimulée de ses propos.

Quant au jeu tout en retenue de Zoé Tremblay-Bianco, il permet de refléter les remises en question de son personnage, son étouffement, ses bouffées de colère tues, sa dépendance, aussi, à Lui… En bref, elle révèle, avec une grande économie d’effets, la dissonance cognitive entièrement installée par Lui et dans laquelle, peu à peu, et malgré les avertissements de son alter ego, elle se noie.

On passera rapidement sur les deux dernières parties qui dévoilent d’autres aspects de cette relation vouée (heureusement !) à l’échec, mais il paraît important de préciser que la pièce se termine, somme toute, sur une note optimiste, et ce, malgré la densité des cinq tableaux livrés en moins d’une heure par des artistes consumé·es par leurs personnages.

La mise en scène de Gaétan Paré, dans laquelle les membres du couple sont totalement incarnés, rapproche au maximum les spectateurs et les spectatrices de toute la violence, à la fois physique et psychologique, qui naît de la manipulation, dans une déferlante cathartique, poétique et percutante qui marquera les esprits.

© Najim Chaoui

Poings

Texte : Pauline Peyrade. Mise en scène : Gaétan Paré. Assistance à la mise en scène et régie : Mathilde Boudreau. Scénographie et costumes : Marie-Audrey Jacques. Assistance à la scénographie : Amélie Marchand, Linda Brunelle et Paul Rose. Lumières : Joëlle LeBlanc. Assistance à la conception sonore : Arthur Champagne. Direction d’intimité : Stéphanie Breton. Avec Francis-William Rhéaume, Jade-Măriuka Robitaille et Zoé Tremblay-Bianco. Une production d’Opéra Omnia, présentée au Théâtre Prospero jusqu’au 6 mai 2023.