Spectacle très attendu, comme toute nouvelle création signée Robert Lepage, Le projet Riopelle finit par gagner notre adhésion après un lent démarrage. L’œuvre-fleuve, d’une durée de quatre heures et demie, n’a pas déstabilisé le public de chez Duceppe, du moins en ce soir de première qui était aussi la soirée-bénéfice annuelle de l’institution. Dès le début, la magie visuelle du metteur en scène et de son équipe de conception opère, et va éblouir, charmer et émouvoir à plusieurs reprises durant cette riche fresque qui mérite bien son nom.
Un spectacle sur le phénomène pictural et humain que fut Jean Paul Riopelle appelait évidemment une dimension esthétique singulière, voire révolutionnaire. Le plateau nu s’illumine d’un paysage neigeux projeté sur toute la largeur du fond de scène et, bientôt, une patineuse s’élance sur une surface apparentée à de la glace – illusion parfaite : les sons, le frottement des patins, les traces qu’ils laissent sont confondants de vérité. La patinoire devient ensuite eaux remuantes où évolue une danseuse, puis plage où les vagues viennent lécher les pieds des interprètes… Des projections vidéo – promenade en chaloupe à moteur sur la Seine, sur fond de Vie en rose de Piaf, survol en hydravion de la mer glacée et des montagnes du Grand-Nord –, tableaux scéniques irrésistibles de beauté, susciteront des applaudissements spontanés.
Les trois parties de la représentation sont d’intérêt inégal, les éléments biographiques, souvent effleurés, prenant le pas sur les moments plus dramatiques. Le premier volet, mise en contexte didactique, suit la jeunesse du peintre à Montréal, à Paris et à New York dans les années 1940-1950. On y assiste à une suite de scènes trop courtes, où les changements de décor à vue ralentissent l’action, où les rencontres du héros avec des personnalités artistiques de l’époque (Breton, Beckett, Giacometti, Miró, Sartre et Beauvoir…) frôlent l’énumération superficielle.
Il y a pourtant là des instants marquants comme la lecture d’un extrait du manifeste Refus global, celui de la pièce Bien-Être de Claude Gauvreau, avec sa muse Muriel Guilbault, qui s’enlèvera la vie, puis d’une lettre du poète avant son propre suicide. Le jeune Étienne Lou, très ressemblant au modèle de son personnage, y excelle, juste et bouleversant.
Des portraits d’une grande humanité
Le second volet, couvrant les années 1960-1970, offre davantage de prise aux interprètes, alors que Luc Picard, qui incarnait un Paul-Émile Borduas bafouillant en première partie, s’est davantage investi en Riopelle. Anne-Marie Cadieux trouve en Joan Mitchell, la peintre américaine qui partagea la vie de l’artiste québécois pendant 20 ans, un personnage à sa mesure, passionné, écorché, vitriolique. Les disputes de ce couple disparate sont épiques, et l’émotion affleure. Un sensuel duo dansé par deux hommes, couple formé par le danseur Vincent Warren (Philippe Thibault-Denis) et le poète américain Frank O’Hara (Gabriel Lemire), étonne et séduit.
L’entrevue de Riopelle à l’émission Le Sel de la semaine, animée par Fernand Seguin, donne lieu à un numéro charmant où transparaît la nature de l’homme de peu de mots. Lepage a le mérite de nous montrer son sujet tel qu’il était, plutôt discret sur lui-même et les visées de son art, et coureur de femmes…
Ce dernier trait prend toute son ampleur dans le dernier tiers du spectacle, où le célèbre peintre, devenu riche, connaît la démesure en tout. Mais ses facéties ne peuvent nous faire oublier la grandeur de son œuvre, qu’on aurait souhaité voir exploitée davantage. Notamment, l’immense legs constitué par l’Hommage à Rosa Luxembourg, point de départ du projet lepagien, sur lequel on aurait aimé qu’il s’attarde davantage. Cela dit, on ne s’ennuie pas une seconde dans ce voyage où revit le 20ᵉ siècle du Québec et du monde, et où de superbes personnages, appartenant à toutes les classes sociales, sont campés par des interprètes de grand talent, faisant montre de polyvalence. Outre Cadieux et Picard, Gabriel Lemire en Riopelle jeune convainc, Violette Chauveau se métamorphose avec adresse dans plusieurs rôles ainsi que Richard Fréchette, solide en André Breton, en Champlain Charest, en Maurice Richard. Ne boudons pas notre plaisir, malgré les attentes… pas toujours comblées.
Texte, conception et mise en scène : Robert Lepage. Coauteur, conception et direction de création : Steve Blanchet. Dialogues : Olivier Kemeid. Assistance à la mise en scène : Félix Dagenais. Coconception de la scénographie : Ariane Sauvé. Costumes : Virginie Leclerc. Lumière : Lucie Bazzo. Musique : Laurier Rajotte. Images : Félix Fradet-Faguy. Accessoires : Eveline Tanguay. Chorégraphie : Jeffrey Hall. Avec Anne-Marie Cadieux, Violette Chauveau, Richard Fréchette, Gabriel Lemire, Étienne Lou, Noémie O’Farrell, Luc Picard, Audrée Southière et Philippe Thibault-Denis. Une production d’Ex Machina, en coproduction avec Duceppe, la Fondation Jean Paul Riopelle, Le Diamant et le Théâtre français du CNA, présentée chez Duceppe jusqu’au 11 juin, puis au Diamant en octobre et en novembre 2023.
Spectacle très attendu, comme toute nouvelle création signée Robert Lepage, Le projet Riopelle finit par gagner notre adhésion après un lent démarrage. L’œuvre-fleuve, d’une durée de quatre heures et demie, n’a pas déstabilisé le public de chez Duceppe, du moins en ce soir de première qui était aussi la soirée-bénéfice annuelle de l’institution. Dès le début, la magie visuelle du metteur en scène et de son équipe de conception opère, et va éblouir, charmer et émouvoir à plusieurs reprises durant cette riche fresque qui mérite bien son nom.
Un spectacle sur le phénomène pictural et humain que fut Jean Paul Riopelle appelait évidemment une dimension esthétique singulière, voire révolutionnaire. Le plateau nu s’illumine d’un paysage neigeux projeté sur toute la largeur du fond de scène et, bientôt, une patineuse s’élance sur une surface apparentée à de la glace – illusion parfaite : les sons, le frottement des patins, les traces qu’ils laissent sont confondants de vérité. La patinoire devient ensuite eaux remuantes où évolue une danseuse, puis plage où les vagues viennent lécher les pieds des interprètes… Des projections vidéo – promenade en chaloupe à moteur sur la Seine, sur fond de Vie en rose de Piaf, survol en hydravion de la mer glacée et des montagnes du Grand-Nord –, tableaux scéniques irrésistibles de beauté, susciteront des applaudissements spontanés.
Les trois parties de la représentation sont d’intérêt inégal, les éléments biographiques, souvent effleurés, prenant le pas sur les moments plus dramatiques. Le premier volet, mise en contexte didactique, suit la jeunesse du peintre à Montréal, à Paris et à New York dans les années 1940-1950. On y assiste à une suite de scènes trop courtes, où les changements de décor à vue ralentissent l’action, où les rencontres du héros avec des personnalités artistiques de l’époque (Breton, Beckett, Giacometti, Miró, Sartre et Beauvoir…) frôlent l’énumération superficielle.
Il y a pourtant là des instants marquants comme la lecture d’un extrait du manifeste Refus global, celui de la pièce Bien-Être de Claude Gauvreau, avec sa muse Muriel Guilbault, qui s’enlèvera la vie, puis d’une lettre du poète avant son propre suicide. Le jeune Étienne Lou, très ressemblant au modèle de son personnage, y excelle, juste et bouleversant.
Des portraits d’une grande humanité
Le second volet, couvrant les années 1960-1970, offre davantage de prise aux interprètes, alors que Luc Picard, qui incarnait un Paul-Émile Borduas bafouillant en première partie, s’est davantage investi en Riopelle. Anne-Marie Cadieux trouve en Joan Mitchell, la peintre américaine qui partagea la vie de l’artiste québécois pendant 20 ans, un personnage à sa mesure, passionné, écorché, vitriolique. Les disputes de ce couple disparate sont épiques, et l’émotion affleure. Un sensuel duo dansé par deux hommes, couple formé par le danseur Vincent Warren (Philippe Thibault-Denis) et le poète américain Frank O’Hara (Gabriel Lemire), étonne et séduit.
L’entrevue de Riopelle à l’émission Le Sel de la semaine, animée par Fernand Seguin, donne lieu à un numéro charmant où transparaît la nature de l’homme de peu de mots. Lepage a le mérite de nous montrer son sujet tel qu’il était, plutôt discret sur lui-même et les visées de son art, et coureur de femmes…
Ce dernier trait prend toute son ampleur dans le dernier tiers du spectacle, où le célèbre peintre, devenu riche, connaît la démesure en tout. Mais ses facéties ne peuvent nous faire oublier la grandeur de son œuvre, qu’on aurait souhaité voir exploitée davantage. Notamment, l’immense legs constitué par l’Hommage à Rosa Luxembourg, point de départ du projet lepagien, sur lequel on aurait aimé qu’il s’attarde davantage. Cela dit, on ne s’ennuie pas une seconde dans ce voyage où revit le 20ᵉ siècle du Québec et du monde, et où de superbes personnages, appartenant à toutes les classes sociales, sont campés par des interprètes de grand talent, faisant montre de polyvalence. Outre Cadieux et Picard, Gabriel Lemire en Riopelle jeune convainc, Violette Chauveau se métamorphose avec adresse dans plusieurs rôles ainsi que Richard Fréchette, solide en André Breton, en Champlain Charest, en Maurice Richard. Ne boudons pas notre plaisir, malgré les attentes… pas toujours comblées.
Le projet Riopelle
Texte, conception et mise en scène : Robert Lepage. Coauteur, conception et direction de création : Steve Blanchet. Dialogues : Olivier Kemeid. Assistance à la mise en scène : Félix Dagenais. Coconception de la scénographie : Ariane Sauvé. Costumes : Virginie Leclerc. Lumière : Lucie Bazzo. Musique : Laurier Rajotte. Images : Félix Fradet-Faguy. Accessoires : Eveline Tanguay. Chorégraphie : Jeffrey Hall. Avec Anne-Marie Cadieux, Violette Chauveau, Richard Fréchette, Gabriel Lemire, Étienne Lou, Noémie O’Farrell, Luc Picard, Audrée Southière et Philippe Thibault-Denis. Une production d’Ex Machina, en coproduction avec Duceppe, la Fondation Jean Paul Riopelle, Le Diamant et le Théâtre français du CNA, présentée chez Duceppe jusqu’au 11 juin, puis au Diamant en octobre et en novembre 2023.