Opinion

Les gentil·les neurodivergent·es

J’ai envie de vous parler de neurocapacitisme.

Le capacitisme est une discrimination basée sur le handicap d’une personne, la désavantageant dans une situation donnée. Toutes les structures institutionnelles (pas forcément artistiques) sont capacitistes d’une manière ou d’une autre, puisqu’il est automatiquement plus difficile d’avoir accès à une position ou à la parole quand on est une personne vivant avec un handicap. Ces personnes sont systématiquement désavantagées, et ce, à toutes les étapes d’un projet (financement, mise en place d’une structure autogérée, fonctionnement, durabilité). On a beau créer des structures inclusives faites par et pour des personnes avec un handicap, il reste qu’on vit dans un monde capacitiste qui ne fonctionne pas au même rythme et impose des standards économiques et structurels irréalistes.

Ce que j’appelle neurocapacitisme est une discrimination basée sur la neurodivergence d’une personne. Là où la plupart des handicaps physiques sont visibles, ceux liés à la neurodivergence ne le sont très souvent pas. On est encore plus invisibilisé·e quand on est neurodivergent·e sans avoir un handicap visible.

Vous l’avez compris, plus on approfondi le spectre, plus on zoom sur les subtilités et plus on tombe dans des zones grises.

Voici des formes de neurocapacitisme parmi tant d’autres : forcer les processus de création et de sélection à l’écrit, invalider les demandes qui sont « mal » écrites ou qui n’ont pas une orthographe et une syntaxe impeccables, ne pas reconnaître les autres formes de savoirs qui ne sont pas issus des institutions (universités, écoles d’art, etc.), ne pas reconnaître les autres formes et lieux de production du savoir ou grandement diminuer leur importance et leur validité (écoles alternatives, DIY, punk, personnes autodidactes). Il y en a bien plus, mais même moi j’ai de la difficulté à les percevoir comme telles puisque j’ai grandi dans ces structures neurocapacitistes et m’y suis adapté du mieux que j’ai pu. Je n’arrive donc pas toujours à reconnaître qu’un lieu précis puisse avoir des tactiques discriminatoires puisqu’elles sont considérées comme des standards, et non comme des barrières invisibles.

Ainsi, pour s’adapter, pour créer, pour survivre, il faut faire comme toutes les autres personnes discriminées : il faut développer des tactiques pour perdurer. Cela prend tout un tas de formes qui varient selon les discriminations vécues. J’aurais tendance à dire qu’il y en a une qui revient presque systématiquement : faire preuve de bonne foi, être gentil·le, ne pas être confrontant·e, bref entrer dans le moule.

Dans un monde patriarcal, homogène et accroc au statu quo, ce sont littéralement plus des 3/4 des gens qui subissent une forme (ou plusieurs) de discrimination : femmes, personnes appartenant à la diversité de genres, diversité morphologique, personnes racisées et BIPOC, personnes neurodivergentes, personnes âgées, personnes moins privilégiées financièrement… Pour persister dans ce monde qui refuse la différence mettant en danger l’image sacrée imposée par une minorité de gens (hommes blancs cisgenre hétéros ayant du fric et parlant la langue dominante dans le pays), nous devons toutes et tous agir avec bienséance, ne pas déranger et faire ce qu’on attend de nous. Obéir. Obéir aux lois non écrites, obéir aux codes sociaux, obéir à la hiérarchie. Surtout, surtout ne pas confronter et oser se prononcer.

En reconnaissant mes privilèges, je sais que le fait d’être un homme blanc (franco) cisgenre et hétéro (jusqu’à preuve du contraire) m’a permis de ne pas avoir de fardeaux supplémentaires dans mon existence. Elle n’en reste pas moins remplie de défis à chaque jour, mais j’en ai largement moins que la plupart des gens. En apparence, on pourrait même penser que j’ai tous les privilèges et que tout me sert. Par contre, je ne viens pas du tout d’un milieu privilégié financièrement. Également, je suis neurodivergent, et ça non plus ça ne se voit pas. Moi-même, je ne le savais pas jusqu’à l’année dernière.

Maintenant que je le sais, je vois à quel point et (parfois en rétrospective) comment je subis les structures et schémas neurocapacitistes de la société, et plus précisément du milieu des arts vivants.

Ma neurodivergence vient avec (entre autres choses) : un tempérament rigide, une curiosité sans limite (perçue comme intrusive ou maladive, parfois), une franchise (due à la mécompréhension des codes sociaux) et une hypersensibilité à l’injustice (coucou, le Milieu des Arts est un immense Trigger à lui seul).

Cela dit, si personne ne sait que je suis neurodivergent, cela transparaîtra comme ceci : j’ai un mauvais caractère, je manque d’empathie et je critique facilement le travail des autres ; je crée des malaises en ne respectant pas les structures hiérarchiques, je suis chiant, je suis « rude » parce que je suis franc dans les mauvais moments et face aux mauvaises personnes ; et je me bats constamment contre mes semblables à cause des injustices perpétuelles qui sévissent dans le milieu. Je suis un élément perturbateur, et il faut me donner le moins d’espace possible pour déranger.

Certaines personnes neurodivergentes ont la « chance » d’avoir un tempérament moins rigide, et ces personnes sont perçues comme gentilles. On les sait (parfois) neurodivergentes, mais on les soutient et on a envie de les aider parce qu’elles ont un bon tempérament. Elles ne sont pas trop confrontantes. Leur présence est appréciée parce qu’on les trouve attachantes. On a de l’empathie (bienveillante ou condescendante) pour leur condition. Elles sont douces et/ou gentilles. (J’ai aussi cette douceur/gentillesse, mais je considère qu’elle n’a simplement rien à voir avec les rapports professionnels.)

Mais si tu es neurodivergent·e et que tu déranges trop, on va juste te considérer comme un élément perturbateur. Le problème, c’est que le milieu des arts ne tient qu’à quelques mécanismes très simples. Si tu veux travailler, tu as intérêt à : être gentil·le, être sociable, montrer que tu adhères au système établi d’une manière ou d’une autre, prendre ton trou et ne pas trop remettre en question ce qui est déjà en place. Si tu suis tout ça, tu ne devrais pas avoir de problèmes (à part un risque élevé de développer un burnout en quelques années).

Je pense maintenant au titre du livre d’Eli Tareq El Bechelany-Lynch The Good Arabs (Grand Prix du livre de Montréal 2022). On se doute à quoi Eli Tareq fait référence. Sans du tout vouloir m’approprier les enjeux que vivent les personnes racisées, je sais aussi que sous le principe de l’intersectionnalité il existe des chemins communs, des recoupements entre les discriminations.

Je ne suis pas, et ne peux pas être « le Bon Neurodivergent ». Mon tempérament et ma condition ne permettent pas que je m’insère proprement dans un système rigide puisque j’ai ma propre rigidité. Elles sont fondamentalement incompatibles et c’est pour cette raison que j’ai toujours eu de la difficulté avec l’autorité, avec le(s) système(s) que l’on m’impose, avec les codes sociaux que je ne comprends pas. Mais je sais aussi que cette condition, qui m’amène chaque jour des problèmes, m’offre un grand pouvoir : celui de faire dérailler ce qui est mis en place. Pour survivre (dans la vie, dans le milieu), je dois créer des structures adaptées à mes besoins neuroatypiques, et ces structures ont tendance à mettre en échec celles déjà mises sur pied. Bien sûr, puisque je n’ai pas « l’air » assez neurodivergent, on me croit difficile ou arrogant. C’est ça qui est insidieux dans le neurocapacitisme. Et, bien sûr, je suis loin d’être le seul. Dans le fond, avec ce grand pouvoir de déraillement viennent de grandes responsabilités ? Sauf que : on n’est pas des superhéros/héroïnes, on n’a pas à en prendre plein la gueule parce qu’on ne comprend pas les structures neurotypiques.

Je repense souvent ces temps-ci à la phrase d’Hannah Gadsby dans son premier solo Nanette : « J’ai, depuis mon jeune âge, appris à maîtriser l’art de la tension dans un contexte social. »

Cette fameuse tension, je la reconnais dans des milliers de moments de ma vie. Une phrase de trop, un mot au mauvais moment, devant la mauvaise personne ou entendue par les mauvaises personnes, ne pas reconnaître la hiérarchie, ne pas comprendre la situation dans laquelle on est – name it. Des fois, c’est juste « être » là, dans un groupe. Toutes ces choses-là, dans une microsociété sur écoute telle que le milieu des arts, sont autant de bâtons dans les roues que je me suis mis sans le vouloir, sans le savoir. C’est ça, du neurocapacitisme. Mais je ne suis pas « tokenisable » puisque je possède en même temps plusieurs autres privilèges. Et je n’aurai jamais « l’air » neurodivergent. Je subis la discrimination sans pouvoir en tirer un quelconque bouclier d’empathie.

Être neurodivergent·e, c’est devoir constamment se créer des structures pour exister, respirer, créer. Les institutions ne nous aident pas à moins que nous cochions une quelconque case gouvernementale permettant d’obtenir plus de financement. Et, en tant que société, nous sommes si prompt·es à invalider les discours dissidents et les profils différents de la norme que nous manquons grandement d’éducation quant à la cause des personnes neurodivergentes. Je pense qu’il y a de la place pour beaucoup de questionnements sur lesquels nous ne sommes pourtant pas si intéressé·es à nous pencher. Pendant ce temps-là, combien d’artistes souffrent de se sentir invalidé·es sans même savoir que leur neuroatypie est un des facteurs principaux de cette souffrance ?

La neurodivergence dans un monde profondément neurotypique, c’est un gage de solitude.

Heureusement, quelques rares et fragiles initiatives commencent à voir le jour. Mais seront-elles soutenues à la hauteur de leur importance et de leur impact dans les « communautés » neuroatypiques ? Durerons-nous assez longtemps pour profiter de ces initiatives ? Serons-nous tokenisé·es à notre tour ? Est-ce qu’on nous demandera une carte pour prouver notre neuroatypie, faute d’attributs physiques pouvant nous identifier clairement et nous balancer dans une case ? J’espère qu’au moins, si on a une carte N+ (marque de commerce déposée), elle fonctionnera comme les cartes de fidélité et qu’on pourra cumuler des petits tampons pour obtenir des petits prix après dix cumulés.

Vous savez aussi ce qui est un trait typique des personnes de ma condition haut potentiel (HPI) ? Écrire cinq pages sur Word pour dire qu’en gros « le milieu, il est capacitiste ». Mais j’avais besoin de faire tous ces détours pour que ça ait du sens dans ma tête.

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À propos de

Thomas Duret est un artiste multidisciplinaire œuvrant à Montréal depuis 2012.