Navy Blue : Sortir du cadre et vivre peut-être
D’ordinaire caractérisée par des mouvements puissants, Oona Doherty dévoile dans Navy Blue, une gestuelle plus nuancée et symbolique, donnant à cette création intergénérationnelle en trois temps, une richesse émotive qui transperce.
Avec le Concerto pour piano n° 2 de Rachmaninov en toile de fond, le premier acte explore la reconnaissance de l’autre derrière son bleu de travail si impersonnel et déshumanisant. Reconnaissance du traumatisme aussi : dans une approche contemporaine où se distillent de grandes influences de ballet, les interprètes personnifient la crainte, la peur, mais certainement pas la résiliation, dans ce monde où l’humain ne semble pas grand-chose. Et pourtant, on y perçoit une volonté de sortir de la noirceur.
Pour sa deuxième partie – toujours sur Rachmaninov – la chorégraphe confie avoir eu des images plus violentes en tête, mais le format adopté pour sa tournée ne s’y prêtait pas. Il n’empêche que la chute des danseurs et danseuses – abattu·es par des sons évoquant des balles de fusil – suffit à comprendre que, malgré la révolte, se conformer, entrer dans le rang et atteindre la fin paraît inexorable.
La déclamation enregistrée de Doherty dans le dernier mouvement nous confortera dans cette idée : nous vivons dans un monde d’insignifiance et de privilèges dont nous sommes les seul·es responsables. À nous de lui conférer intérêt et valeur. Les gestes chorégraphiques y sont moins grands, car l’accent est mis sur les expressions faciales réagissant au texte, entre malaise, folie naissante et résignation forcée.
Confronté·es à cette vacuité, on retient une implication physique extrême des artistes pour faire raisonner la vie dans ce monde dénué de tout sens. L’étreinte salvatrice finale qui arrive sur une musique tragique offre une bouffée d’air, d’espoir. Comme le dit Doherty « nous allons sortir de ce théâtre et faire des choses insignifiantes qui, Dieu merci, compteront ».
Production : OD Works. Chorégraphie : Oona Doherty. Cocréation et interprétation : Arno Brys, Kevin Coquelard, Thibaut Eiferman, Amancio Gonzalez Miñon, Kinda Gozo, Hilde Ingeborg Sandvold, Zoé Lecorgne, Andréa Moufounda, Magdalena Öttl, Tomer Pistiner, Mathilde Roussin, Joseph Simon, Sati Veyrunes. Musique originale : Jamie xx © Universal Music Publishing Ltd. Production musicale : William Smith. Musique additionnelle : Sergueï Rachmaninoff. Texte : Oona Doherty, Bush Moukarzel. Scénographie et projections : Nadir Bouassria. Lumières et direction technique : John Gunning. Costumes : Oona Doherty, Lisa Marie Barry. Gestion et production : Gabrielle Veyssiere. Production et administration : Jenny Suarez. Une coproduction de Kampnagel International Summer Festival (Hambourg), Sadler’s Wells (Londres), Théâtre National de Chaillot (Paris), La Biennale di Venezia, Maison de la Danse (Lyon), Belfast International Arts Festival, The Shed (New York), Dance Umbrella (Londres), Dublin Dance Festival + Torinodanza Festival (Turin), Julidans (Amsterdam), MC2 : Grenoble — scène nationale, présentée au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts jusqu’au 1er juin 2023.
Cispersonnages en quête d’auteurice : Justifier sa légitimité théâtrale
Traiter de l’appropriation d’un personnage, de la difficulté d’exercer son art lorsque l’on vit avec un handicap, du besoin de s’en détacher alors qu’on lui est toujours associé·e, de la légitimité d’interpréter une expérience non vécue, de la page blanche créative, des exigences dans « l’air du temps » des agences de distribution de rôles… Catherine Bourgeois ne manque pas d’ambition pour sa pièce Cispersonnages en quête d’auteurice, au propos politisé, tantôt léger, tantôt sérieux, qui bouscule nos attentes sans toutefois ne jamais y répondre totalement.
On y suit une troupe de théâtre – chacun·e des interprètes présentant réellement une situation de handicap – en plein processus de création. L’idée de génie se faisant attendre, les propositions jaillissent sans remporter l’adhésion de la majorité. Entre lunettes roses, thèmes réchauffés ou carrément insultants, difficile de savoir comment s’approprier un vécu dans une bonne intention, sans heurter, ni blesser.
Le sujet est attaqué de front avec une mise en scène débridée, qui flirte avec l’absurde. Alors que le réel se déroule à l’avant-scène, les désirs de jeux rejetés des artistes sont représentés à l’arrière-scène. On y voit tour à tour défiler une licorne, un cabaret loufoque, un comédien doté d’une très grosse tête… Les difficultés de chacun·e pour se faire une place artistique louable nous sont exposées factuellement, sans exagération, et c’est sans doute la grande réussite de la pièce.
Néanmoins, le rythme peine à soutenir l’ensemble. Longueurs dans les répliques, lenteur dans le jeu, actions étirées empêchent une totale immersion dans la proposition. On comprend que le processus de création se doit d’être réfléchi et mûri, mais les divergences d’opinions étant palpables dès le début, une dynamique plus accentuée aurait été justifiée.
Le dosage entre absurde et rationnel a également de quoi perturber. Alors que l’on est confronté·e à la réalité abrupte de ces personnes, on voit débarquer la fameuse licorne en fin de parcours. Dans un dénouement amorcé par le seul comédien sans handicap – ce qui rappelle la théorie du « white savior » – la distribution décide de faire fi des limites de l’imagination, et de considérer que toutes les idées puissent être à portée de jeu, quitte à submerger le comédien en question qui n’avait pas prémédité un tel enthousiasme.
Une conclusion positive qui reste cependant teintée de confusion et de tristesse pour quelques personnages, et de questions inassouvies pour le public.
Production : Joe Jack et John. Texte, mise en scène et scénographie : Catherine Bourgeois. Interprétation : Maryline Chery, Guy-Philippe Côté, Edon Descollines, Pénélope Goulet-Simard, Hubert Lemire, Michael Nimbley, Audrey Talbot. Costumes et scénographie : Amy Keith. Lumières : Jean Jauvin. Conception sonore : Alexander MacSween. Collaboration à l’écriture : Pénélope Bourque, les interprètes, Louis Girandello. Conseil dramaturgique : Sara Fauteux. Traduction des surtitres : Bobby Theodore. Opération des surtitres : Delphine Ricard. Accompagnement et coaching de jeu : Paul-Patrick Charbonneau. Assistance à la mise en scène : Pascale Courville. Assistance à la scénographie : Alizée Milot. Assistance aux costumes : Carolie Delisle. Direction de production : Pénélope Bourque. Direction technique : Kyllian Mahieu. Régie : Audrey Belzile. Sonorisation et régie sonore : Andrea Marsolais-Roy. Une coproduction du Festival TransAmériques et du Théâtre Gilles-Vigneault avec le soutien du Centre national des Arts (Ottawa), présentée à Espace Libre jusqu’au 3 juin 2023.
Navy Blue : Sortir du cadre et vivre peut-être
D’ordinaire caractérisée par des mouvements puissants, Oona Doherty dévoile dans Navy Blue, une gestuelle plus nuancée et symbolique, donnant à cette création intergénérationnelle en trois temps, une richesse émotive qui transperce.
Avec le Concerto pour piano n° 2 de Rachmaninov en toile de fond, le premier acte explore la reconnaissance de l’autre derrière son bleu de travail si impersonnel et déshumanisant. Reconnaissance du traumatisme aussi : dans une approche contemporaine où se distillent de grandes influences de ballet, les interprètes personnifient la crainte, la peur, mais certainement pas la résiliation, dans ce monde où l’humain ne semble pas grand-chose. Et pourtant, on y perçoit une volonté de sortir de la noirceur.
Pour sa deuxième partie – toujours sur Rachmaninov – la chorégraphe confie avoir eu des images plus violentes en tête, mais le format adopté pour sa tournée ne s’y prêtait pas. Il n’empêche que la chute des danseurs et danseuses – abattu·es par des sons évoquant des balles de fusil – suffit à comprendre que, malgré la révolte, se conformer, entrer dans le rang et atteindre la fin paraît inexorable.
La déclamation enregistrée de Doherty dans le dernier mouvement nous confortera dans cette idée : nous vivons dans un monde d’insignifiance et de privilèges dont nous sommes les seul·es responsables. À nous de lui conférer intérêt et valeur. Les gestes chorégraphiques y sont moins grands, car l’accent est mis sur les expressions faciales réagissant au texte, entre malaise, folie naissante et résignation forcée.
Confronté·es à cette vacuité, on retient une implication physique extrême des artistes pour faire raisonner la vie dans ce monde dénué de tout sens. L’étreinte salvatrice finale qui arrive sur une musique tragique offre une bouffée d’air, d’espoir. Comme le dit Doherty « nous allons sortir de ce théâtre et faire des choses insignifiantes qui, Dieu merci, compteront ».
Navy Blue
Production : OD Works. Chorégraphie : Oona Doherty. Cocréation et interprétation : Arno Brys, Kevin Coquelard, Thibaut Eiferman, Amancio Gonzalez Miñon, Kinda Gozo, Hilde Ingeborg Sandvold, Zoé Lecorgne, Andréa Moufounda, Magdalena Öttl, Tomer Pistiner, Mathilde Roussin, Joseph Simon, Sati Veyrunes. Musique originale : Jamie xx © Universal Music Publishing Ltd. Production musicale : William Smith. Musique additionnelle : Sergueï Rachmaninoff. Texte : Oona Doherty, Bush Moukarzel. Scénographie et projections : Nadir Bouassria. Lumières et direction technique : John Gunning. Costumes : Oona Doherty, Lisa Marie Barry. Gestion et production : Gabrielle Veyssiere. Production et administration : Jenny Suarez. Une coproduction de Kampnagel International Summer Festival (Hambourg), Sadler’s Wells (Londres), Théâtre National de Chaillot (Paris), La Biennale di Venezia, Maison de la Danse (Lyon), Belfast International Arts Festival, The Shed (New York), Dance Umbrella (Londres), Dublin Dance Festival + Torinodanza Festival (Turin), Julidans (Amsterdam), MC2 : Grenoble — scène nationale, présentée au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts jusqu’au 1er juin 2023.
Cispersonnages en quête d’auteurice : Justifier sa légitimité théâtrale
Traiter de l’appropriation d’un personnage, de la difficulté d’exercer son art lorsque l’on vit avec un handicap, du besoin de s’en détacher alors qu’on lui est toujours associé·e, de la légitimité d’interpréter une expérience non vécue, de la page blanche créative, des exigences dans « l’air du temps » des agences de distribution de rôles… Catherine Bourgeois ne manque pas d’ambition pour sa pièce Cispersonnages en quête d’auteurice, au propos politisé, tantôt léger, tantôt sérieux, qui bouscule nos attentes sans toutefois ne jamais y répondre totalement.
On y suit une troupe de théâtre – chacun·e des interprètes présentant réellement une situation de handicap – en plein processus de création. L’idée de génie se faisant attendre, les propositions jaillissent sans remporter l’adhésion de la majorité. Entre lunettes roses, thèmes réchauffés ou carrément insultants, difficile de savoir comment s’approprier un vécu dans une bonne intention, sans heurter, ni blesser.
Le sujet est attaqué de front avec une mise en scène débridée, qui flirte avec l’absurde. Alors que le réel se déroule à l’avant-scène, les désirs de jeux rejetés des artistes sont représentés à l’arrière-scène. On y voit tour à tour défiler une licorne, un cabaret loufoque, un comédien doté d’une très grosse tête… Les difficultés de chacun·e pour se faire une place artistique louable nous sont exposées factuellement, sans exagération, et c’est sans doute la grande réussite de la pièce.
Néanmoins, le rythme peine à soutenir l’ensemble. Longueurs dans les répliques, lenteur dans le jeu, actions étirées empêchent une totale immersion dans la proposition. On comprend que le processus de création se doit d’être réfléchi et mûri, mais les divergences d’opinions étant palpables dès le début, une dynamique plus accentuée aurait été justifiée.
Le dosage entre absurde et rationnel a également de quoi perturber. Alors que l’on est confronté·e à la réalité abrupte de ces personnes, on voit débarquer la fameuse licorne en fin de parcours. Dans un dénouement amorcé par le seul comédien sans handicap – ce qui rappelle la théorie du « white savior » – la distribution décide de faire fi des limites de l’imagination, et de considérer que toutes les idées puissent être à portée de jeu, quitte à submerger le comédien en question qui n’avait pas prémédité un tel enthousiasme.
Une conclusion positive qui reste cependant teintée de confusion et de tristesse pour quelques personnages, et de questions inassouvies pour le public.
Cispersonnages en quête d’auteurice
Production : Joe Jack et John. Texte, mise en scène et scénographie : Catherine Bourgeois. Interprétation : Maryline Chery, Guy-Philippe Côté, Edon Descollines, Pénélope Goulet-Simard, Hubert Lemire, Michael Nimbley, Audrey Talbot. Costumes et scénographie : Amy Keith. Lumières : Jean Jauvin. Conception sonore : Alexander MacSween. Collaboration à l’écriture : Pénélope Bourque, les interprètes, Louis Girandello. Conseil dramaturgique : Sara Fauteux. Traduction des surtitres : Bobby Theodore. Opération des surtitres : Delphine Ricard. Accompagnement et coaching de jeu : Paul-Patrick Charbonneau. Assistance à la mise en scène : Pascale Courville. Assistance à la scénographie : Alizée Milot. Assistance aux costumes : Carolie Delisle. Direction de production : Pénélope Bourque. Direction technique : Kyllian Mahieu. Régie : Audrey Belzile. Sonorisation et régie sonore : Andrea Marsolais-Roy. Une coproduction du Festival TransAmériques et du Théâtre Gilles-Vigneault avec le soutien du Centre national des Arts (Ottawa), présentée à Espace Libre jusqu’au 3 juin 2023.