Critiques

Festival TransAmériques : Rêves et réflexion

© Kira Kynd

Des créations surprenantes qui bousculent les conventions sociales et artistiques. De quoi alimenter de longs débats. C’est aussi ça, le FTA.

The Shadow Whose Prey the Hunter Becomes :  Miroir déformant

Le mythique collectif australien Back to Back Theatre, récipiendaire de l’International Ibsen Award en 2022, nous présente ces jours-ci, dans le cadre du FTA et du Carrefour International de théâtre de Québec, leur nouvel opus qui met en scène des interprètes neurodivergent·es dénonçant leur stigmatisation sociale mais aussi la tyrannie de la normalité. L’élément déclencheur à l’origine de cette pièce est un article paru dans le New York Times qui relatait l’exploitation d’un groupe de 32 hommes souffrant de déficiences intellectuelles en Iowa, ayant travaillé toute leur vie dans une usine de transformation de dinde pour un salaire dérisoire. Cette histoire sordide a inspiré la compagnie qui l’a intégrée au cœur d’une assemblée publique ayant pour but de dénoncer la maltraitance historique des plus vulnérables de notre société.

Sur scène, cinq chaises, trois activistes et une ligne jaune qui traverse le plateau, frontière qui ne sera jamais franchie, entre les comédien·nes et le public. Distance physique certes entre la déficience intellectuelle et la normalité mais complètement transgressée par la parole sans complexe du trio. Les thèmes sont abordés sans filtre suscitant parfois de petites remises en question internes.

© Kira Kynd

Les surtitres projetés en anglais et en français sur trois écrans encadrant judicieusement l’espace scénique, viennent combler, malgré le port de micros, une élocution laborieuse jumelée à un fort accent australien. Le ton est direct, engagé, caustique mais aussi parfois humoristique et touchant. Leur démarche et leur gestuelle chaotiques n’entravent en rien la cohérence de leur propos et la maîtrise de leur interprétation : stupéfiant !

La maltraitance historique dénoncée, on s’attaque également aux nombreux abus, surtout sexuels dont sont victimes les êtres les plus fragiles. Mais le thème qui interpelle directement l’auditoire survient alors que Scott, qui souffre d’autisme, entreprend une conversation virtuelle avec SIRI. L’entretien surréaliste aborde de front l’omniprésence de l’intelligence artificielle dans notre quotidien. Serons-nous éventuellement soumis à des machines supérieurement douées ? Là, tout à coup, nous sommes tous et toutes concerné·es.

Cette question fondamentale posée avec beaucoup de sarcasme par ces trois personnes handicapé·es nous renvoie à nos propres contradictions, nous bien assis sur notre normalité, et donne tout son sens au titre de l’œuvre qui s’inspire de la fable de Jean de Lafontaine : Le chien qui lâche sa proie pour l’ombre. À méditer…

© Kira Kynd

The Shadow Whose Prey the Hunter Becomes

Texte : Michael Chan, Mark Deans, Bruce Gladwin, Simon Laherty, Sarah Mainwaring, Scott Price et Sonia Teuben. Mise en scène : Bruce Gladwin. Musique : Luke Howard Trio –  Daniel Farrugia, Luke Howard et Jonathon Zion. Son : Lachlan Carrick. Lumières : Andrew Livingston, bluebottle.  Conception écran : Rhian Hinkley, lowercase.  Costumes : Shio Otani. Voix de l’intelligence artificielle Belinda McClory. Conseil script :: Melissa Reeves. Développement créatif  : Michael Chan, Mark Cuthbertson, Mark Deans, Rhian Hinkley, Bruce Gladwin, Simon Laherty, Pippin Latham, Andrew Livingston, Sarah Mainwaring,Victoria Marshall, Scott Price, Brian Tilley et Sonia Teuben. Avec : Simon Laherty, Sarah Mainwaring et Scott Price. Une production de Back to Back Theatre , présentée au Théâtre Prospero dans le cadre du Festival TransAmériques du 26 au 29 mai et au Carrefour international de théâtre de Québec jusqu’au 4 juin 2023.

L’étang : De glace

© Jean-Louis Fernandez

L’étang, le texte de l’écrivain suisse-allemand Robert Walser, mis en scène par Gisèle Vienne, qui a également contribué à son adaptation, est présenté en ce moment sur la grande scène de l’Usine C. Le récit en est fort simple : Fritz, adolescent mal aimé, simule un suicide en feignant une noyade, pour reconquérir l’amour de sa mère. Nous sommes ici au cœur d’un conflit familial aux relents incestueux.

Côté cour du plateau au blanc immaculé, repose un lit, entouré d’objets hétéroclites inhérents à la jeunesse. Sur la couche, reposent deux marionnettes-mannequins. Cinq autres sont assises ou couchées sur le sol. Un accessoiriste, aux gestes lents et minutieux, emporte en coulisse, un à un, les corps de chiffon, laissant place à Adèle Haenel et Henrietta Wallberg, les deux comédiennes incarnant respectivement Fritz et sa mère.

Dans une mécanique gestuelle très précise, les protagonistes entament un ballet d’un ralenti inouï. Elles se croisent, se frôlent, se détachent, se couchent sur le sol, rampent, se recroquevillent, mais jamais ne se touchent. Quasiment en état d’apesanteur, le mouvement des corps semble irréel, comme tiré d’un rêve, d’une hallucination. Quelques courts dialogues aux voix amplifiées résonnent dans l’espace. Rires et pleurs succédant aux cris et chuchotements, suivis d’infinis silences. Les éclairages variés et somptueux nimbent le tout d’une atmosphère mystérieuse, accentuée par une musique tantôt lancinante, parfois très intense, toujours anxiogène.

La mère de peu de mots, aux mouvements évanescents, est confrontée par son fils qui, inexorablement, s’exprime de plus en plus, découvrant un jeune homme pris au piège avec un traumatisme d’amour filial profond. L’adolescent, entouré de son frère et de ses ami·es invisibles, nous amène symboliquement vers la fatidique étendue d’eau. La fausse noyade provoque une inattendue étreinte maternelle. Ce geste d’affection tant convoité est suivi d’un dernier tableau, où la mère assise sur le lit, semble inviter son fils à la rejoindre.

L’omniprésente langueur finit par rimer avec longueurs dans cette production qui interpelle la psyché, mais qui provoque trop peu son lot d’émotions. On retient toutefois le jeu saisissant d’Adèle Haenel. Ne se contentant pas de nous présenter un Fritz totalement désemparé, la comédienne donne également la voix, avec une précision sidérante, à ceux et celles qui l’entourent, au point où la comédienne semble parfois être possédée tant les dialogues entre les jeunes semblent réels.

On sort de cette représentation, imprégné de fort belles images, mais déçu de ne pas avoir été submergé par un étang qui s’avère malheureusement beaucoup trop stagnant.

© Estelle Hanania

L’étang

Texte : Robert Walser Der Teich (L’étang). Conception, mise en scène, scénographie et dramaturgie : Gisèle Vienne. Adaptation : Adèle Haenel, Julie Shanahan, Henrietta Wallberg, en collaboration avec Gisèle Vienne. Lumières : Yves Godin. Création sonore : Adrien Michel. Direction musicale : Stephen F. O’Malley. Musique originale Stephen F. O’Malley et François J. Bonnet. Regard extérieur : Dennis Cooper. Conception des poupées : Gisèle Vienne. Création des poupées : Raphaël Rubbens, Dorothéa Vienne-Pollak et Gisèle Vienne, en collaboration avec le Théâtre National de Bretagne. Fabrication du décor : Nanterre-Amandiers CDN. Décor et accessoires : Gisèle Vienne, Camille Queval et Guillaume Dumont. Costumes : Gisèle Vienne et Camille Queval. Maquillage et perruques : Mélanie Gerbeaux. Collaboration à la scénographie :  Maroussia Vaes. Avec : Adèle Haenel et Henrietta Wallberg. Une production de DACM / Compagnie Gisèle Vienne, présentée en collaboration avec l’Usine C dans le cadre du Festival TransAmériques jusqu’au 3 juin 2023.