Phèdre ! : Œuvre d’art totale avec table
La surcharge passionnelle de Phèdre ! et ses monstruosités sous-jacentes sont embusquées dans une scénographie finement dépouillée. Table blanche sur un plateau blanc éclairé par une lumière crue uniforme. Place à la virtuosité ! Lorsque Romain Daroles se présente sous son vrai nom, le public ignore qu’il n’est qu’une façade : de fait, sous ses allures bon enfant, Daroles est un caméléon gigantesque qui porte en lui tous les personnages de Phèdre et bien plus encore. Il est en tout temps des deux côtés du quatrième mur.
À partir de la tragédie de Racine, l’auteur François Gremaud crée un texte qui se veut une mise en situation, un procédé didactique pour séduire les élèves du secondaire. La première aura d’ailleurs lieu dans une classe de vingt-cinq jeunes. Romain Daroles, en communicateur magistral, commence par un kidnapping (irrésistible) en emportant le public à travers mythes et légendes au fond d’un subconscient collectif écartelé entre passion et raison. La fatalité de l’éternel combat entre Éros et Thanatos surgit de l’Antiquité.
La chose n’est pas légère et le duo Grimaud-Daroles présente une comédie pour appréhender le funeste destin d’une famille royale, déployé ici dans un écrin de beauté stylistique. Tour à tour conférencier, analyste, critique et esthète, l’acteur glisse de l’un à l’autre tel un serpent. Puis il se mue, avec un seul livre comme accessoire, en Thésée, en Phèdre, en Hippolyte, en Théramène…
Ce procédé de distanciation met tous nos sens en éveil. Il s’agit d’un jeu subtil où la complicité du public est déterminante : en effet, il nous prend à partie, souligne les exagérations, la lourdeur des propos, la puissance des forces telluriques du destin tout en attirant notre attention sur « le plus beau vers » — qui seront finalement nombreux —, sur l’élégance des alexandrins. La magie de ce Phèdre ! repose sur notre capacité à imaginer le décor, les personnages, à sauter du fond des âges au temps présent, à compléter même certaines répliques hésitantes…
Phèdre ! est une prestation lumineuse où le mythe, la généalogie, l’histoire, les procédés théâtraux s’entrecroisent pour rendre la Phèdre (de Racine) plus grande que la Phèdre ! (de Grimaud-Daroles). Remarquable retournement pour raviver notre amour des classiques de la langue française.
Conception, mise en scène : François Gremaud. Texte : François Gremaud, d’après Jean Racine. Assistant à la mise en scène : Mathias Brossard. Lumière : Stéphane Gattoni. Avec Romain Daroles. Production : 2b company, Production déléguée : Théâtre Vidy-Lausanne. Présenté à l’occasion du Carrefour international de théâtre de Québec au Périscope du 26 au 29 mai 2023.
La méthode Kerouac ou croyances et techniques pour une prose moderne : Vers une langue rapaillée
La méthode Kerouac est née dans la tête de Jean-Marc Dalpé à partir du constat que l’œuvre du Franco-américain, aux racines québécoises, n’a jamais été traduite dans notre langue. Ses traducteurs franco-français ne sauraient rendre justice à l’américanité de Kerouac, dont la langue est une construction marquée par le territoire et sa propre trajectoire entre le « patois québécois » et l’anglais de rue de sa Lowell natale. Langue assoiffée de rythme et de véracité brute. Le poète franco-ontarien Dalpé propose une stratégie ouverte sur un atelier d’appropriation par le biais de la traduction. Chaque ville qui accueille le projet construit sa mouture à partir de ressources locales.
Pour Québec, Simon Dumas a développé le scénario d’une biographie par bribes, hachurée de moments névralgiques qui sont autant de textes originaux des artistes invités. Il y a la fameuse entrevue au Sel de la semaine (1967) par Fernand Séguin, des témoignages de la fluidité linguistique entre les deux langues, des assimilés, des portraits captés au vol des amis de Kerouac, bref un espace dynamique, miroir de ce continent en ébullition.
Articulés autour du fameux On the Road, les numéros se succèdent sur une trame jazzée du compositeur et multi-instrumentiste Stéphane Caron, augmentée de brillants délires numériques. Carolanne Foucher, en réaction aux contenus misogynes de Sur la route, donne la réplique à Marylou lors de sa première rencontre avec Sal (Kerouac) et ses amis. Gabriel Samson I entreprend une marche de Québec à Percé, 800 km à pied en écho aux traversées de l’Amérique de Sal.
À chaque jour, il écrit un poème très kerouacien dans le ton. Érika Hagen-Veilleux tire un parallèle entre sa propre famille bilingue et celle de Kerouac. Et la toujours excellente Émilie Clepper entre le Québec et le Texas, et le poète Simon Brown « concierge de l’inconscient » en beatbox et sa collègue Carol-Ann Belzil-Normand dans une touchante fragilité, et Dalpé lui-même dans la peau de Kerouac, en exposant les 30 règles de son projet littéraire auxquels réagissent les autres protagonistes. Moment charnière de cette soirée, mettant à nu l’âme et l’esprit de Kerouac, celui qui avale toute l’Amérique.
Le cabaret Kerouac est un projet tentaculaire qui veut retracer la dispersion du français et sa mutation forgée par l’immense territoire américain. En articulant ce projet autour d’un auteur issu de la diaspora française sur le continent, Dalpé et ses acolytes inventent une trame littéraire, une langue qui, pour survivre, doit dialoguer avec ce territoire. La dépression alcoolisée de Jack Kerouac est le combat perdu contre l’assimilation, mais le Cabaret Kerouac en est le contrepoint par sa jubilatoire parole vivante. Colossal cabaret dans la salle Simon-Drouin de la bien nommée Charpente des fauves !
Mise en scène : Simon Dumas, Hugues Frenette. Conception vidéo : Geneviève Allard. Scénographie : Julie Lévesque. Intégration vidéo : David B. Ricard. Lumières : Marie-Pascale Chevarie. Conception sonore : Stéphane Caron. Régie : Anthony Ferrey et François Leclerc. Conseil artistique : Jean-Marc Dalpé. Artistes du cabaret : Carol-Ann Belzil-Normand, Simon Brown, Stéphane Caron, Émilie Clepper, Jean-Marc Dalpé, Carolanne Foucher, Charles Fournier, Erika Hagen-Veilleux, Gabriel Samson I. Direction de production: Laurie Salvail. Producteurs : Théâtre Niveau Parking, Rhizome. Présenté à l’occasion du Carrefour international de théâtre de Québec à la Charpente des fauves du 2 au 4 juin 2023.
Phèdre ! : Œuvre d’art totale avec table
La surcharge passionnelle de Phèdre ! et ses monstruosités sous-jacentes sont embusquées dans une scénographie finement dépouillée. Table blanche sur un plateau blanc éclairé par une lumière crue uniforme. Place à la virtuosité ! Lorsque Romain Daroles se présente sous son vrai nom, le public ignore qu’il n’est qu’une façade : de fait, sous ses allures bon enfant, Daroles est un caméléon gigantesque qui porte en lui tous les personnages de Phèdre et bien plus encore. Il est en tout temps des deux côtés du quatrième mur.
À partir de la tragédie de Racine, l’auteur François Gremaud crée un texte qui se veut une mise en situation, un procédé didactique pour séduire les élèves du secondaire. La première aura d’ailleurs lieu dans une classe de vingt-cinq jeunes. Romain Daroles, en communicateur magistral, commence par un kidnapping (irrésistible) en emportant le public à travers mythes et légendes au fond d’un subconscient collectif écartelé entre passion et raison. La fatalité de l’éternel combat entre Éros et Thanatos surgit de l’Antiquité.
La chose n’est pas légère et le duo Grimaud-Daroles présente une comédie pour appréhender le funeste destin d’une famille royale, déployé ici dans un écrin de beauté stylistique. Tour à tour conférencier, analyste, critique et esthète, l’acteur glisse de l’un à l’autre tel un serpent. Puis il se mue, avec un seul livre comme accessoire, en Thésée, en Phèdre, en Hippolyte, en Théramène…
Ce procédé de distanciation met tous nos sens en éveil. Il s’agit d’un jeu subtil où la complicité du public est déterminante : en effet, il nous prend à partie, souligne les exagérations, la lourdeur des propos, la puissance des forces telluriques du destin tout en attirant notre attention sur « le plus beau vers » — qui seront finalement nombreux —, sur l’élégance des alexandrins. La magie de ce Phèdre ! repose sur notre capacité à imaginer le décor, les personnages, à sauter du fond des âges au temps présent, à compléter même certaines répliques hésitantes…
Phèdre ! est une prestation lumineuse où le mythe, la généalogie, l’histoire, les procédés théâtraux s’entrecroisent pour rendre la Phèdre (de Racine) plus grande que la Phèdre ! (de Grimaud-Daroles). Remarquable retournement pour raviver notre amour des classiques de la langue française.
Phèdre !
Conception, mise en scène : François Gremaud. Texte : François Gremaud, d’après Jean Racine. Assistant à la mise en scène : Mathias Brossard. Lumière : Stéphane Gattoni. Avec Romain Daroles. Production : 2b company, Production déléguée : Théâtre Vidy-Lausanne. Présenté à l’occasion du Carrefour international de théâtre de Québec au Périscope du 26 au 29 mai 2023.
La méthode Kerouac ou croyances et techniques pour une prose moderne : Vers une langue rapaillée
La méthode Kerouac est née dans la tête de Jean-Marc Dalpé à partir du constat que l’œuvre du Franco-américain, aux racines québécoises, n’a jamais été traduite dans notre langue. Ses traducteurs franco-français ne sauraient rendre justice à l’américanité de Kerouac, dont la langue est une construction marquée par le territoire et sa propre trajectoire entre le « patois québécois » et l’anglais de rue de sa Lowell natale. Langue assoiffée de rythme et de véracité brute. Le poète franco-ontarien Dalpé propose une stratégie ouverte sur un atelier d’appropriation par le biais de la traduction. Chaque ville qui accueille le projet construit sa mouture à partir de ressources locales.
Pour Québec, Simon Dumas a développé le scénario d’une biographie par bribes, hachurée de moments névralgiques qui sont autant de textes originaux des artistes invités. Il y a la fameuse entrevue au Sel de la semaine (1967) par Fernand Séguin, des témoignages de la fluidité linguistique entre les deux langues, des assimilés, des portraits captés au vol des amis de Kerouac, bref un espace dynamique, miroir de ce continent en ébullition.
Articulés autour du fameux On the Road, les numéros se succèdent sur une trame jazzée du compositeur et multi-instrumentiste Stéphane Caron, augmentée de brillants délires numériques. Carolanne Foucher, en réaction aux contenus misogynes de Sur la route, donne la réplique à Marylou lors de sa première rencontre avec Sal (Kerouac) et ses amis. Gabriel Samson I entreprend une marche de Québec à Percé, 800 km à pied en écho aux traversées de l’Amérique de Sal.
À chaque jour, il écrit un poème très kerouacien dans le ton. Érika Hagen-Veilleux tire un parallèle entre sa propre famille bilingue et celle de Kerouac. Et la toujours excellente Émilie Clepper entre le Québec et le Texas, et le poète Simon Brown « concierge de l’inconscient » en beatbox et sa collègue Carol-Ann Belzil-Normand dans une touchante fragilité, et Dalpé lui-même dans la peau de Kerouac, en exposant les 30 règles de son projet littéraire auxquels réagissent les autres protagonistes. Moment charnière de cette soirée, mettant à nu l’âme et l’esprit de Kerouac, celui qui avale toute l’Amérique.
Le cabaret Kerouac est un projet tentaculaire qui veut retracer la dispersion du français et sa mutation forgée par l’immense territoire américain. En articulant ce projet autour d’un auteur issu de la diaspora française sur le continent, Dalpé et ses acolytes inventent une trame littéraire, une langue qui, pour survivre, doit dialoguer avec ce territoire. La dépression alcoolisée de Jack Kerouac est le combat perdu contre l’assimilation, mais le Cabaret Kerouac en est le contrepoint par sa jubilatoire parole vivante. Colossal cabaret dans la salle Simon-Drouin de la bien nommée Charpente des fauves !
La méthode Kerouac ou croyances et techniques pour une prose moderne
Mise en scène : Simon Dumas, Hugues Frenette. Conception vidéo : Geneviève Allard. Scénographie : Julie Lévesque. Intégration vidéo : David B. Ricard. Lumières : Marie-Pascale Chevarie. Conception sonore : Stéphane Caron. Régie : Anthony Ferrey et François Leclerc. Conseil artistique : Jean-Marc Dalpé. Artistes du cabaret : Carol-Ann Belzil-Normand, Simon Brown, Stéphane Caron, Émilie Clepper, Jean-Marc Dalpé, Carolanne Foucher, Charles Fournier, Erika Hagen-Veilleux, Gabriel Samson I. Direction de production: Laurie Salvail. Producteurs : Théâtre Niveau Parking, Rhizome. Présenté à l’occasion du Carrefour international de théâtre de Québec à la Charpente des fauves du 2 au 4 juin 2023.